 |
Bette Davis (42 ans) dans All about Eve de Joseph L. Mankiewicz, 1950 |
 |
Bette Davis (36 ans) dans Mr. Skessington de Vincent Sherman |

Ouverture de la rétrospective
Bette Davis à la Cinémathèque.
Mr. Kessington, Vincent Sherman, titre français :
Femme aimée est toujours jolie, titre un peu plombant qui est une phrase répétée tout le long du film et qui en est littéralement son programme, le film d'ailleurs pêche par sa façon d'asséner sa morale 1) de façon si littérale 2) plusieurs fois dans le film. Truffaut-avait-raison lorsqu'il disait qu'il ne fallait jamais donner à son film un titre qui apparaissait ou était prononcé dans le film même, si un film a une clé, s'il a une morale, celle-ci doit être réduite en poussière et émietter tout du long. Le film dure 2h30 est ne se limite pas à ses seuls défauts de littéralité, il est en fait passionnant : sur Bette Davis et sur le mélodrame féminin, le
woman's film: le film évoque à la fois
Stella Dallas de Vidor, Ambre de Preminger, Sunset Boulevard et préfigure le duo de films d'
Aldrich tournés avec Bette Davis
Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?/Hush Hush...Sweet Charlotte.
Les acteurs en général portent leur âge soit devant soit derrière eux, il y a toujours dans l'affaire un complexe de vieillesse ou de jeunesse. Bette Davis a toujours "jouer" avec son âge, elle doit être l'actrice à la filmo contenant le plus de film évoquant de près ou de loin le fait de vieillir, le fait d'avoir un certain âge et le fait d'en vouloir un autre, avec ce que cela suppose comme possibilités de personnages. Ces films sont en général pessimiste sur la vieillesse et nous disent en substance : vieillir c'est devenir fou, c'est devenir un monstre et abandonner la compagnie des hommes; il faut entendre cela dans l'autre sens : abandonner la compagnie des hommes, la vie, la tentation du romanesque, c'est vieillir.
All about Eve de Mankiewicz, sommet de classicisme hollywoodien se rattrape en sa conclusion mais le constat est le même, c'est le début mélancolique d'une fin. Ceci me fait penser l'amitié est esthétiquement la valeur qui sied le mieux au
classicisme, il y a à la fois l'idée de mesure, d'harmonie, de conversation, ce qui a donné naissance à des couples d'amants-amis comme Hepburn-Tracy.
Pourquoi vieillir est plus difficile pour une femme, pour une actrice, que pour un homme ?
1) Une idée parmi d'autres, qui tient d'abord au physique : parce que les hommes vieillissent comme des chaussures, ils sont secs, se patinent comme du cuir, Henry Fonda, John Wayne, Dennis Hooper, les femmes vieillissent comme des fleurs, elles sont toute en pulpe, et la pulpe vieilli mal, c'est-à-dire que précisément, elle s'assèche. Isabelle Adjani est maintenant défigurée parce qu'elle n'en peut plus de "pulper". Huppert, elle, a toujours été sèche, elle vieilli bien.
 |
Mr. Skessington |
Le visage qui vieilli est prudent, ne se laisse pas vraiment approché, pas vraiment éclairé, ou alors d'une certaine façon, c'est un visage qui fait des manières, exprime sa vulnérabilité par cette façon qu'il a de s'enrouler dans sa propre pudeur, Bette Davis préfère se grimer, s'enlaidir, grimacer, devancer le regard scrutateur. Là où une actrice comme Elizabeth Taylor cherche à recomposer un visage jeune avec des restes (deux yeux imperturbablement bleus, une bouche encore rouge, des diamants, une crinière noire même à 70 ans). Bette Davis à 30 ans s'amuse déjà à décomposer son visage, c'est de ça dont est fait son jeu d'actrice, d'une façon d'écarquiller les yeux comme une déesse en colère, de montrer les dents, d'écarter ses cheveux du visage pour montrer encore un peu plus de monstruosité.
Le visage de Bette Davis, et c'est son génie, n'a pas de fond, n'a pas de substrat à partir duquel il se modèle, il est souvent méconnaissable d'un film à l'autre. Jeune elle a la douceur virginale d'une Uma Thurman, à trente ans elle trouve sa voix capricieuse et ses petites mimiques de garce, son jeu de paupières, à quarante ans ses traits s'épaississent, elle s'approche d'une forme de dandysme fatigué, à cinquante ans elle est une furie qui divague.
 |
Bette Davis (64 ans) dans L'argent de la vieille de Comencini, 1972 | |
2) Pourquoi vieillir est-il plus compliqué pour une femme ?
Faisons un long détour. Ce qu'on appelle le women's film, le mélodrame de la femme, a totalement disparu avec le classicisme
hollywoodien. Si on devait en trouver un très mauvais équivalent contemporain on appellerait ça la "comédie romantique". Avant
il y avait les deux, comédie du mariage et women's film, maintenant il
n'y a plus que la comédie du mariage, devenue comédie romantique.
Parler
de woman's film c'est d'emblée porter un regard ironique, rétrospectif,
historien sur la chose, on lit ici et là que ce genre n'avait de raison
d'être que pour remplir les salles de femmes,
qui à l'époque était le public privilégié des salles de cinéma. Ce
serait des
films de propagande, comme toutes les comédies du mariage ont été des
propagandes pro-mariages.
On peut voir le mélo féminin
comme
l'alternative à l'érotisation de la femme au cinéma, délesté de tout
regard masculin sur l'héroïne, peu importe qu'il y ait des hommes, qu'il
y ait de l'érotisme, au final ce qui prime dans le mélo, c'est le
regard que l'héroïne porte sur elle-même.
Quand on ne filme
pas une femme pris dans le regard d'un homme on peut enfin se permettre de filmer sa vie. C'est cet
aspect de ruban romanesque, de pages d'une vie qu'on tourne, qui est au
fondement même du woman's film qui finit par poursuivre une sorte de concept-fiction qu'est le destin de
femme : la vie comme éclosion (d'une jeune femme en femme), et ascension
(d'une femme en femme du monde), puis dégringolade ou renoncement dans
le sacrifice, dans une forme d'effacement moral qui n'appartiendrait
qu'au femme. Le temps du destin se cale intimement sur les "âges" de la femme : flirt, fiançailles, mariage, enfants, divorce.
 |
transformation de la vieille fille à la femme du monde
dans Now Voyager d'Irving Rapper (1942, 35 ans) |
Au final, ce qu'on remarque c'est que cette
idée de destin peut se révéler tout aussi oppressante que l'idée d'être
un objet érotique : il ne faut pas rater le train du destin. Les femmes
sont tenues par une forme d'injonction au romanesque, de propagande romanesque. Mais cette
critique est fragile face aux chef-d'oeuvres du genre : un grand
mélodrame féminin c'est précisément celui qui se tient toujours à
distance du flux de destin, celui qui met en scène une héroïne toujours
en excès ou en déficit de vie par rapport à son destin.
La vie
ratée, sacrifiée,
les consolations mélancoliques, la solitude féminine, la mauvaise mère,
la victoire du conformisme, tout ce qui n'est jamais évoqué
dans la concorde conjugale de la comédie du mariage (qui le plus souvent
charrie des thèmes aussi légers que des malentendus ponctuels) devient
les thèmes principaux charriés par le woman's film.
Par
cette idée de destin on
entrevoit la deuxième raison pour laquelle vieillir est compliqué pour
les femmes. La vieille fille c'est la femme qui meurt jeune, l'insoumise
c'est celle qui veut vivre vite. Bette Davis ne joue que des rôles de
vieilles filles ou d'insoumises, de femmes du monde. Elle est soit trop
maquillée soit vieille et défraîchie avant l'heure, comme si l'énergie
vitale ne pouvait qu'être en excès (l'Insoumise, La Garce, In this our life, Baby Jane...) ou en carence (Now Voyager, La Vieille fille, Mr. Skeffington) sur son visage.
En
voyant plusieurs de ses films les uns à la suite des autres (ou
presque) on se rend compte que son corps est toujours le lieu où la vie
ne passe plus, où le destin est retenu, où le devenir est endigué,
bloqué dans le silence d'un corps, exprimé par une absence ou un excès
de maquillage. Bette Davis est ce corps qui est une somme de rendez-vous
manqués avec le destin. C'est cette façon de danser toute seule devant
le juke-box, de conduire vite, de vouloir porter des tenues
inconvenantes en se moquant de "ce que disent les gens" dans les films
de garce, à l'inverse, ce sera la broderie, la lecture et le piano pour
les films de vieilles filles.
  |
transformation en sens inverse dans The Old Maid d'Edmund Goulding (1939, 32 ans) |
C'est ce qui rend le visage, le jeu et la carrière de
Bette Davis aussi beaux, c'est qu'ils sont toujours déjà au fait et
amers par rapport à cette idée de destin de femme, toujours en décalage,
en retard ou en avance par rapport à un certain moment du destin : vieille femme quand elle voudrait être petite fille,
vieille tante quand elle désirerait être mère, veuve quand elle
désirerait être femme du monde, femme du monde quand elle désirerait
être mère.
Ce qui frappe devant les films avec Bette Davis c'est qu'elle est une femme seule et que c'est ce qui en fait
une grande actrice : son incapacité à donner l'idée de l'amour-fusion, à se liquéfier tout à fait dans l'amour. Quand bien même elle se sacrifie par amour elle le fait encore par
orgueil, par désir de solitude, de solipsisme, de virilité, sa façon de
procéder consiste à se créer des secrets, des couches de secret qui
n'appartiennent qu'à elle-même : la femme du monde qui a eu une vie de
mère dévouée, c'est de cette façon qu'elle conserve son indépendance, en se rendant incompréhensible aussi bien dans le mal que dans le bien.
 |
Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (52 ans) de Robert Aldrich |
Il y a de ça
chez Bette Davis, une très belle incapacité à n'adresser aucun acte à
d'autres personnes qu'à elle-même, quand son visage est
pendant de longues secondes dans le plan et après plus d'une heure de
film, j'atteins à cette sorte de transe davisienne, de féminisme par la
fiction où après une heure et demi il me suffit de la voir seule dans le plan, battre des cils et s'allumer une cigarette pour défaillir, en une image c'est la plus seule et en même temps la plus féroce.
Je
me dis qu'il y a ici, dans ses plans qui sont comme des parois, ce visage fatigué d'être féminin, cette voix de gentille sorcière, quelque chose comme l'atteinte de la définition la
plus précise, de l'élément le plus ténu de ce que pourrait être un secret du féminin, c'est comme un visage qui se révèlerait enfin sous son maquillage, quelque chose ou quelqu'un qui s'arrêterait de faire semblant, une définition du féminin qui dans sa vérité m'apparaît à la fois excitante et tragique.