dimanche 30 juin 2013

Vu Le goût du saké, qui s'apprête à ressortir au cinéma. Si le Goût du riz au thé vert c'était le goût de la conjugalité retrouvée, le saké lui est le goût amer de la vieillesse qui passe le flambeau et puis se retire. L'idée de faire d'un aliment ou d'une boisson le motif d'un sentiment, d'un affect, est magnifique, et prend tout son sens dans les films d'Ozu qui aime bien injecter des petites décharges morales dans ses films : les proverbes y sont nombreux, comme si la morale et le sens du devoir étaient une affaire d'aliment à ingérer. Je me souviens que plus jeune, ayant assister à une assez grosse programmation sur le cinéma japonais au 3 Luxembourg (il y a quatre ou cinq ans), je gobais des Ozu toute la journée. Problème, c'était beaucoup trop et il me semble que j'étais beaucoup trop jeune. Son didactisme tenu de bout en bout sans relâche me gênait un peu. Je comprenais bien ce qu'il disait mais à la fois je ne comprenais pas bien, ça me paraissais parfois être beau de loin, pour d'autres, il me manquait une compréhension intime plus que strictement cinéphilique.

Ceci pose la question plus large et qu'on ne pose jamais de savoir ce qu'on doit savoir avant d'aller au cinéma, de ce qu'on doit vivre avant de comprendre certains films, ce décalage perpétuel entre un film et l'état d'âme, l'état d'expérience qui le regardent. Un amoureux transformera n'importe quel film en film d'amour, un film sur le couple, l'adultère ou le deuil ne résonnent pas de la même façon pour quelqu'un qui connaît une de ces situations, c'est ce moment où on ne fait pas seulement regarder le film mais ou on lui demande des choses, des solutions. Rapport au film qui, il me semble, innerve assez profondément les films de Ozu : on peut goûter esthétiquement la morale, mais Ozu semble vouloir qu'on la goûte surtout moralement. Et c'est ça qui est beau dans ses films, l'absence d'épiphanie morale, ce n'est pas le cheminement secret d'une conscience, mais une petite cuisine à ciel ouvert où l'enjeu est très vite exposé, sa solution très vite envisagée, elle n'est pas une pépite d'or trouvée dans la terre.
Ozu envisage la morale pragmatiquement et surtout de façon utilitariste : ce qui importe chez Ozu, ce qui fait trembler, c'est tout ce qui précède et suit l'accomplissement ou le non-accomplissement d'un devoir, ce moment où il s'apprête à émerger, où le devoir se cuisine, et puis cet autre où l'on récolte ce que l'on sème, et ça ne lui fait pas peur de dire que c'est triste, ça ne lui fait pas peur de ne pas consoler.


Dans mes souvenirs de films d'Ozu, je ne me rappelle pas avoir vu une fin aussi triste que dans Le goût du saké. C'est littéralement un gouffre qui s'ouvre en conclusion, comme si la chair des plans précédents, de ses innombrables plans sur les enseignes de bar, sur les appartements à l'intérieur coloré et les nombreux personnages ne savaient plus cacher, ne s'autorisaient pas à voiler la vérité d'un vieil homme veuf qui vieillit seul. Cette part de souffrance qui est toujours là chez Ozu, jamais jamais négociable.
Ce qui donne au film formellement flamboyant l'impression de ne jamais faire que la flamboyance formelle empiète sur le propos moral, là où souvent l'optimisme est d'abord formel, véhicule les affects du film, ou alors s'amuse à des effets de contraste pour un rendu crépusculaire. Ici les couleurs et la joyeuseté qui traversent le film n'annoncent en aucun cas ce qui s'énoncera ou non moralement, c'est simplement une calme cohabitation entre la jeunesse et la vieillesse, les pères et les fils, le monde et la mort, une façon aussi de filmer les débuts dans ce qui s'annonçait être des fins et inversement, comme ici, un deuil dans ce qui s'annonçait être un mariage. Aucune lutte entre joie et tristesse, mais une superposition permanente et dédramatisée, sereine.


D'où ces plages de tristesse derrière la bonhomie chez Ozu, on dirait des paysages et des rues qui attendent d'être repeuplés par une certaine action. On attend toujours quelque chose, un geste précis. Il y a ces plans magnifiques sur la jeune fille à marier qui tourne doucement la tête, comme à contre-coeur, vers la caméra, et ce geste récurrent ne veut rien dire d'autre qu'un visage qui se tourne douloureusement vers la conjugalité.
Ces plans dépeuplés qui caractérisent ses films c'est aussi une façon de faire parler l'inhumain, de le mettre en face de ses plans en intérieur où ça parle et ça rigole, d'un seul coup l'humain n'est plus qu'une trace, un arrière-goût. Ce qu'Ozu ajoute à la morale c'est d'abord cette mortalité, ce "avant qu'il ne soit trop tard" qui sourd derrière tous ses plans, rend les actions nécessaires à inscrire dans un certain laps de temps, au coeur d'un certain manque d'éternité.



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