mardi 20 janvier 2015

Woman's pictures 70's-80's #1 An unmarried woman de Paul Mazursky (Une femme libre, 1978)







Paul Mazursky occupe une sorte de petite enclave dans le cinéma américain. En dehors de Bob & Carol & Ted & Alice, le cinéma de Mazursky ne s'est jamais vraiment exporté en dehors des Etats-Unis, malgré le fait que Jill Clayburgh (actrice au physique très moderne qui rappelle celui de Diane Keaton et qu'on retrouvera un an après dans la comédie du remariage Starting Over (Merci d'avoir été ma femme, 1979) d'Alan Pakula dans un rôle assez similaire) gagnera le prix d'Interprétation féminine à Cannes pour son rôle dans An unmarried woman. Mazursky paye peut-être le prix d'avoir été un cinéaste de transition entre la sortie des années 60 et l'entrée dans le cinéma des années 70. Plus que cela, il reste un cinéaste inclassable, trop romantique et bavard et bien trop américain  pour s'exporter aussi bien que Woody Allen. Inactuel également, dans sa façon de vouloir sans cesse réactiver les affects du classicisme hollywoodien, non sans nostalgie.

Hédonisme et romantisme

Bob & Carol & Ted & Alice (1969), son premier film, narrait ainsi les déboires sexuels et sentimentaux de deux couples d'amis se rendant dans une "clinique du sexe" pour s'adonner à des rites très new age et à l'amour libre. Le film se terminait sur une partouze avortée, renvoyant à la très belle scène introductive de thérapie collective où des corps adultes se cajolent comme des enfants et se vautrent les uns sur les autres, pour le plus grand malaise de nos protagonistes. Ce long couloir hédoniste, les deux couples rêvent finalement de s'en extraire. Cette ultime étape orgiaque, l'étape de trop, leur fera comprendre que leurs problèmes conjugaux ne trouveront aucunement leur issue dans l'air de l'époque.
L'esprit du temps ne pénétrera pas leurs corps, leurs désirs, leur couple. Bob & Carol & Ted & Alice fait figure de film théorique, d'acte de résistance à l'hédonisme, il en va de la sauvegarde du romantisme. Tout le film n'aura été qu'un dispositif permettant ce refus final. Un geste de recul et de dégoût qui caractérise bien le cinéma de Mazursky : et si on pouvait revenir en arrière, à l'âge du classicisme, à l'âge où le couple pouvait se défendre tout seul et n'était pas aussi perméable à l'esprit du temps ? Comme Woody Allen, Mazursky semble regretter un certain état de cohésion et d'autonomie (voire d'autisme) des rapports amoureux qui caractérisait le couple classique. Dans leurs films, le couple implose, poreux a tout ce qui l'entoure, pris d'assaut par une peuplade d'étrangers. Tout le monde peut le commenter, le jauger, le gérer : thérapeutes en tout genre, amis, médecins, familles, manuels de self-improvment. Le couple attaqué de l'intérieur par une forme de biopouvoir aux milles visages. Ce biopouvoir est d'autant plus intrusif lorsque le couple divorce, là encore le divorce traité comme long trauma diffus et qui nécessite une rééducation à la vie sera un thème proprement post-classique. Dans An unmarried woman, Erica Benton (Jill Clayburgh) devra ainsi apprendre à vivre toute seule après 16 ans de mariage.

Comme cinéaste romantique, la subversion de Mazursky va à contre-courant des années 70 : il s'agit d'une impudeur sentimentale, d'une volonté de faire couler les sentiments, les états d'âmes, les humeurs conjugales. Est passé par là, dans les années 60, tout un narcissisme de couple qui irrigue le coeur même de la filmographie de Mazursky : le couple n'est plus innocent, il est auto-réflexif, il passe son temps à se commenter lui-même. Les scènes de thérapie transforment le film en long souffle analytique. Tombé d'un certain état d'innocence, la conscience romantique devient alors une conscience malheureuse.
L'analyse infinie

Les lignes de dialogue ne sont plus affutées comme de petites lames incisives, mais gonflées de grosses boules moelleuses qui se dilatent à l'infini, nous sommes dans l'analyse sans fin : il ne s'agit plus de ramener des états à une phrase bien ciselée, mais de ramener un état, une émotion, à une sorte de long monologue élastique qui finit par perdre de vue ce qu'il cherchait à restituer. Comme chez Woody Allen, les héros de Mazursky font moins se répondre que parler tout seul. Ses dialogues donnent cette étrange sensation d'avoir tous été écrits et pensés par la même personne : comme si l'idée de personnage était complètement arbitraire et que seul comptait cette longue loghorrée psycho-sentimentale qui passe à travers les corps.
A qui appartient-elle en définitive ? A Mazursky lui-même, qui, en faisant parler le même langage à tous ses personnages, construit une sorte de petit îlot douillet d'entente et de compréhension; et en même temps, paradoxe, à trop s'expliquer on finit par atteindre un flou langagier, une confusion générale - Erica seule et perdue dans la ville comme au milieu de son propre langage.

Cette "compréhension" (chacun demande à son partenaire de le comprendre, de l'écouter) est appelée par l'ère de l'incommunicabilité et une acception thérapeutique du couple qui devient comme un corps qui a ses maladies et ses remèdes. Tout droit sorti du jargon psychologique, la compréhension est un mot tardif qui complique et infantilise plus qu'il ne clarifie les rapports entre hommes et femmes. Elle est censée agir comme un liant entre les hommes et les femmes. Comprendre les hommes ou les femmes, cela présuppose que les hommes et les femmes vivent primitivement dans un état de rupture, que leurs desseins ne sont pas les mêmes et qu'ils doivent établir ensemble un point d'intersection, un lieu commun. Sur cette compréhension qui innerve les films de Mazursky, il suffit de se rapporter à la scène où le mari d'Erica annonce qu'il a rencontré une autre femme : avant de pouvoir s'exprimer il fond en larmes, on devine dans l'écriture de Mazursky, une empathie profonde qu'il distribue également à tous ses personnages - comble de l'empathie, Mazursky réalise plus tôt, en 1973, Blume in love, le pendant masculin à An unmarried woman.



Woman's picture et comédie romantique
An unmarried woman est beau dans son aridité paradoxalement ouatée, dans cette façon qu'il a de jouir de son malheur, de se plaindre d'être en vie - caractéristique importante du célibataire. Il y a là le trauma, typique du woman's picture, qui arrive vite et abandonne Erica dans une zone floue : en perdant son mari elle perd son propre reflet et comme tout grand woman's picture c'est à ce moment-là, dans ce moment sans amour qui précède une trahison qu'une définition du féminin peut nous intéresser : isoler le féminin loin du masculin et regarder à quoi il peut bien ressembler.
On notera au passage le titre tout en négativité : An unmarried woman, rappelant la Unknown woman d'Ophuls, il y a dans ce titre une part de fierté et de revendication, et puis, quelque chose propre aux titres des woman's pictures : l'acte de désigner une femme, d'isoler une trajectoire (Norma Rae, Annie Hall, Wanda, Trois femmes, Another woman). Toutefois, l'intransigeance du classicisme (isoler le féminin à tout prix) se perd là au profit des conclusions de la comédie romantique et d'une forme de compromission accordée au réalisme psychologique : l'héroïne a besoin d'être aimée, après un long passage à vide elle retrouve l'amour.







Mazursky, biocinéaste

Ce savant mélange de problématiques indissociablement sociales et amoureuses finit d'arracher le woman's picture à son essence intimement mélodramatique pour le ramener à une forme de prosaïsme, nous sommes là dans un traitement qui se rapprocherait plus d'une forme de cinéma thérapeutique qui côtoie la rhétorique optimiste du self-improvment. On pourrait forger le terme de  biocinéma et qualifier Mazursky de biocinéaste dans la mesure où la fresque romanesque parfois étalée sur des décennies du woman's picture concerne désormais un moment très court de la vie d'une femme et se focalise sur la gestion de sa vie privée - l'amour étant une des catégories de cette gestion.

Les mélodrames hollywoodiens se passaient dans un climat éthéré, à la limite de l'abstrait, la pauvreté et la richesse y sont traités abstraitement, comme des décors. An unmarried woman est un "zeitgeist movie" dans la mesure où le portrait de femmes dresse en creux celui de la société.  On se rend compte à quel point une série comme Sex & the City doit énormément au film de Mazursky : le groupe d'amies qui entoure Erica aura évidemment inspiré la bande de copines de Carrie Bradshaw. C'est le même désenchantement féminin qui se lit sur les visages : les femmes, meurtries mais fortes de toute leur expérience auprès des hommes et de décennies de cinéma américain, se méfient d'eux tout en constatant péniblement qu'elles ont besoin des hommes, qu'elles ne parlent que d'eux. Toutes les discussions se font dans ce va-et-vient entre attirance et répulsion (on est dans un rapport d'addiction), et là encore Mazursky a ceci de visionnaire qu'il donne plus qu'aucun autre à expérimenter une situation de célibat moderne.




La célibataire et la vieille fille

A l'exception près que la célibataire a remplacé la vieille fille. La vieille fille du classicisme hollywoodien avait ceci pour elle qu'elle revendiquait héroïquement un état considéré comme marginal. En visionnant les woman's pictures de l'époque on est frappé de constater la fadeur des personnages masculins. Il faut comprendre par là une autre acception du woman's picture comme film réservé aux femmes, où les hommes ne sont là que comme de pâles figures qui traversent le film temporairement. La non-conjugalité pouvait alors se comprendre positivement, on pouvait choisir la solitude d'un geste victorieux. Avec Mazursky apparaît l'idée du célibat comme état de marginalité temporaire mais vertigineux (parce que riche de possibilités et tout de même inquiétant) qui fera tout le miel idéologique de Sex and the City.



La célibataire, contrairement à la vieille fille, se trouve être dans un rapport de flirt permanent avec la gente masculine : dès lors qu'Erica est quittée par son mari, New-York redevient un terrain de chasse. Plus tard c'est Carrie Bradshaw qui envisagera New-York comme "la ville aux dix millions de célibataires." C'est peut-être toute la différence entre la vieille fille et la célibataire : la première exprime son refus d'être sur le marché de l'amour et du sexe, elle prône une définition du féminin qui se définirait loin des hommes, sa vie se passera en dehors de l'amour conjugal, tandis que la célibataire est peut-être la figure paradigmatique de l'amour comme addiction, tout à la fois voluptueux et aliénant.

Si Sex & the City est une série qui oscille entre cynisme et romantisme, Mazursky reste fondamentalement agrippé à l'idée de romance, d'amour comme substance en excès, là où il est vécu comme un partage d'intérêts communs dans Sex & the City. C'est la très belle scène finale de An unmarried woman où le nouveau petit ami peintre de Erica l'abandonne au beau milieu de la rue avec la toile géante qu'il vient de lui offrir. La toile, intransportable, matérialise le don d'amour, dans son outrance et son excès, qui embarrasse littéralement Erica. De quelle manière la comédie romantique future prendra ses distances d'avec le woman's pictures ? Par une façon qu'ont les héroïnes féminines d'abandonner toute idée de sacrifice (d'un homme, d'un enfant, d'une carrière) au profit d'une conception bien raisonnée du bien-être. Le woman's picture post-classique et la comédie romantique, dans leur volonté de restaurer le moi, de filmer des héroïnes qui estiment qu'elles méritent d'être heureuses, perdront quelque chose du feu sacré et morbide des woman's pictures classiques, une forme d'embrasement et d'assouvissement d'un instinct de mort typiquement féminin que n'autorise aucunement un amour visant à restaurer le moi.