dimanche 8 novembre 2015

Sur Housewife d'Alfred E. Green et Autumn Leaves de Robert Aldrich







Vu Housewife (1934) d'Alfred E. Green avec Bette Davis. Un petit machin d'un peu plus d'une heure et dont je pensais qu'il s'agissait d'un de ces mélodrames d'autant plus resserrés qu'ils gagnent en pureté et en aridité. J'ai déjà la nostalgie de cet été à la Cinémathèque ponctué d'épiphanies et de déceptions davisiennes. Il fallait tout voir, parfois s'ennuyer, parfois pleurer sans arrêter. Et comme je n'ai partagé cette période qu'avec de rares amis (qui n'étaient pas là à toutes les séances) j'ai l'impression d'avoir rêvé ces films parce que je ne peux en parler qu'avec moi-même, et je rêve donc de les faire découvrir aux autres (je me souviens de J. dévasté après la projection de Now, Voyager) : c'est un rêve de communication. Voir un film de Davis c'est réactiver un peu de ce puissant souvenir, cet été autiste et éblouissant, même si les fichiers sont durs à trouver et que j'ai du mal à suivre sans sous-titres (je dois mettre le son à fond).
Dès le début de Housewife quelque chose me déplaît : la musique du générique annonce une comédie, genre impropre à accueillir Bette Davis. De fait, le film est une comédie du remariage où Bette Davis n'y a finalement qu'un petit rôle : celle de la tentatrice, de l'intruse vite écartée au profit de la légitime, incarnée par l'attachante et douce Ann Dvorak. On y devine pourtant, un peu mais pas assez, cet exotisme que Davis charrie avec elle : on ne sait pas d'où elle vient, on ne connaît ni son passé ni ses blessures mais on en devine la profondeur. C'est le privilège des stars d'être sans passé, de ne pas être esquissé : il leur suffit d'apparaître et leur aura se charge de tout ce qu'on y projette.
Cette place marginale est d'emblée inquiétante, car on ne fait pas un bon film avec Bette Davis sans la mettre au centre d'un film, ce centre féminin et obscur qu'elle seule peut habiter comme ça, avec inquiétude et stoïcisme. Mais ici elle est encore jeune, encore un peu peste, pas assez épuisée, l'actrice y est encore en pleine croissance. C'est un an après, en 1935 qu'Alfred E. Green tournera Dangerous (L'intruse), un des plus beaux rôles de Davis, un mélodrame cruel et cramé. Housewife obéit finalement à un scénario étonnamment angélique et conventionnel, incarnant le stéréotype du woman's picture tel qu'on se l'imagine, brandissant une sorte de propagande conjugale normalement très étrangère au bon film de femme. Il n'en reste pas moins intéressant pour ce qu'il dit de l'actrice, qui tout au long de sa carrière, sera soigneusement et sublimement maintenue en dehors de tout bonheur conjugal, donc rejetée en dehors de toute comédie du remariage. Le bonheur des autres, elle le menace, le sien propre, elle le détruit avec une gourmandise toute masochiste.




Autumn leaves (1956) de Robert Aldrich commence comme un drame sentimental : le générique s'égrène sur "Autumn leaves" interprété par Nat King Cole, standard langoureux et mélancolique qui pour un moment nous fait oublier que l'on se trouve chez Aldrich. Joan Crawford y incarne Millicent Wetherby, une dactylo de quarante ans qui travaille à son compte et qui a passée toute sa vie à s'occuper de son père, négligeant ainsi sa vie amoureuse. Le premier mouvement du film, magnifique, dépeint la solitude de Millicent : une femme dont l'indépendance n'est que l'envers
d'une profonde solitude. Il est beau de voir avec quelle simplicité muette et méticuleuse Aldrich se penche sur le quotidien de cette femme, tantôt galvanisée par sa liberté, tantôt coupée dans son élan par une solitude qui l'étreint par surprise. Je n'ai pas vu tous les films d'Aldrich mais j'ai le sentiment qu'Autumn leaves révèle plus qu'ailleurs, parce qu'il se trouve là à l'état d'épure, toute la vulnérabilité, la fragilité presque honteuse, obscène, des personnages aldrichiens qui sont tous de grands malades (avec cette attention portée ici aux seconds rôles, aux vieilles dames, ces voisines de solitude). La perversité qui les entoure y est tellement corrosive qu'elle finit par s'infiltrer en eux, à même leur peau (le masque de maquillage de Bette Davis).Ils sont détraqués, encrassés par la solitude et le mal-être. Dans Autumn leaves c'est le corps épais, fragile et complexé de Joan Crawford en maillot de bain, un corps que l'on sent intouché depuis des lustres et qui a perdu l'habitude d'être regardé. J'aime profondément ces films sur des personnages épuisés de solitude, ici Aldrich dépeint comment une soirée passée en solitaire est tout à la fois galvanisante et asphyxiante : tout peut arriver mais rien n'advient jamais. C'est là peut-être la première occurence de la folie dans le film.
On est ici encore loin du pessimisme farcesque des années 60 (Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, Hush, hush...sweet Charlotte, The Killing of Sister George...), mais déjà, solitude et amour ne sont que des modalités de la folie : on ne sort jamais de la folie puisque chez Aldrich, sa caractéristique est d'être partout, jusque dans la forme même du film, qui peut faire penser au Lolita de Kubrick. Une forme qui progressivement s'infecte, une forme toujours en crise et dont il faut toujours attendre qu'elle s'écartèle, qu'elle devienne schizophrène : la bleuette se retourne alors en drame psychiatrique. Il y a toujours chez Aldrich des plans vacillants, mentaux, filmés depuis le point de vue de cette folie.

Cette première partie est la plus belle du film et rappelle ce que peut être le woman's picture crawfordien : d'une tonalité tout autre que celui de Bette Davis. Plus domestique, plus atone et fébrile, plus réaliste et moins métaphysique, et tout cela est à prendre comme des qualités. Millicent rencontre Burt, ils sont comme deux morceaux de solitude qui se reconnaissent. La solitude de Millicent lui a appris à se méfier, elle sait que la solitude peut la conduire à se précipiter, à tout ressentir trop fort, à s'enthousiasmer pour des choses qui n'en valent pas la peine. Tandis que Burt, conscient de tout cela, préfère écouter sa folie solitaire et s'agripper à Millicent sans se demander si c'est par besoin de mettre à terme à sa solitude ou parce qu'elle lui plaît réellement. Il y a déjà là, dans cette fougue et cette impulsivité, un peu des signes avant-coureur de la folie de Burt, qui sera le deuxième mouvement du film.
Car Burt a un passé qui le hante, ce qui le rend mythomane, violent et schizophrène. Millicent encaisse (les coups) par amour jusqu'à ce que cela ne devienne plus vivable : elle décide alors de l'interner. Comme lui dit le psychiatre, dans ce discours scientifique simplifié comme Hollywood sait si bien le faire : si on le guérit de sa névrose on risque aussi de le guérir de ses sentiments pour Millicent. D'où un suspense sentimental qui se joue sur les dernières minutes du film : le style d'Aldrich nous laisse présager que tout cela finira mal, que Burt ne reconnaîtra pas Millicent. Mais c'était sans compter sur cette première partie si douce : Aldrich aime trop ses deux personnages pour les sacrifier sur l'autel de son cynisme. Il existe quand même toujours chez lui un petit coin, une petite marge par où les héros peuvent tenter de résister à la pourriture ambiante, et aux yeux d'Aldrich, cette lutte vaut toujours quand même quelque chose même si elle est désespérée (La cité des dangers). Le mal est désormais tout intérieur, il attaque la peau, les sentiments, les perceptions et ces personnages sont toujours à deux doigts de devenir des zombies ou des jouets mécaniques. Chez Aldrich, on répond toujours à la folie par la folie, mais certaines valent plus que d'autres : il y a celle qui a un visage et un corps, et celle, inquiétante et aveugle, qui n'en a pas et qui est tout simplement l'air vicié de l'époque.

lundi 10 août 2015

Sur John Flynn et Johnny Guitar



Rétrospective John Flynn à la Cinémathèque. Je commence avec The Outfit dans une salle presque pleine. Je m'asseois à côté de Y., à l'issue de la séance j'ai le sentiment qu'il a aimé le film, il n'en est rien : cette torpeur que je lui décris, le mène, lui, "à la limite de l'endormissement". Cette absence de virtuosité, je la mets sur le compte de sa réussite, pas lui.
 J'ai pris l'habitude de voir surgir durant la projection d'un film des mots qui pourraient le résumer, être comme des sortes de balises dans l'idée d'une potentielle critique. The Outfit en quelques mots : torpeur, calme, film poisseux, méticulosité placide du revenge movie,. Bien loin d'une sorte de "dépense" bataillienne ou de décharge formelle. Les films de Flynn ont ceci d'incroyablement plaisants qu'ils mêlent le formatage du genre tout en laissant toute la place au geste d'auteur. Ce serait même trop bête d'opposer les deux, tant l'un est coulé dans l'autre, tant Flynn semble ne s'épanouir que dans une heureuse contrainte. Comme si le genre et ses codes étaient le squelette du film sur lequel viendrait s'accrocher la chair du geste d'auteur. Mais ces oppositions sont bien insatisfaisantes, dans la mesure où chez Flynn et chez les grands cinéastes, elles n'existent pas. C'est une même pâte  homogène, dont les ingrédients restent indissociables.

 D'où le sentiment d'une terrible harmonie, profondément jouissive à constater, et d'une maîtrise tranquille et humble, jamais démonstrative. John Flynn n'affiche à aucun moment un morceau de bravoure qu'il arracherait à son film, il y a chez lui la tranquillité et la décontraction de l'artisan, jamais inquiet quant à savoir à quel moment son film lui appartiendra, à quel moment il pourra y apposer sa signature, aucune démonstration de puissance donc, mais une sûreté du geste. Cette absence d'hystérie et ce calme sont d'ailleurs la véritable preuve de virilité pour un cinéaste (au sens d'affirmation de soi), et c'est sans doute ce qui me touche le plus chez Flynn, du moins dans The Outfit.

 Et si les acteurs sont toujours un reflet de leurs auteurs, on comprendra que Robert Duvall (The Outfit) et James Woods (Best Seller) soient aussi émouvants chez Flynn. D'abord Duvall, dont la qualité de la présence tient de la qualité du bois : épais, solide, silencieux, imposant. Non pas donc stone face mais wood face et même wood body. Que ce soit James Woods (Best Seller), William Devane ou Tommy Lee Jones (Rolling Thunder), le héros flynnien fait preuve d'une obstination à toute épreuve. Résolu et impassible, ces qualités n'en font pourtant pas d'eux des êtres froids, mais bien tout le contraire : leur capacité être affectés par quelque chose ne tient en rien à leur capacité à exprimer, extérioriser cette affection, mais bien à "encaisser". Encaisser jusqu'à un certain point : puisque les héros flynniens encaissent dans la mesure où ils se savent sur le point d'être vengés. C'est le scénario on ne peut plus schraderien de Rolling Thunder que Schrader devait initialement réaliser. On voit très vite comment les obsessions de Schrader se coulent idéalement dans les marottes de Flynn, même si l'on peut évidemment déplorer la débauche de violence finale, qui dans leur outrance rappelle la figuration fantasmatique que Schrader se fait de l'enfer (une maison close donc). Le film change de régime, parce qu'à cet instant il devient mental, et que ce n'est qu'en devenant mentale, irréelle, que la vengeance, chez Schrader, peut avoir lieu (la fin de Taxi Driver). 


On pense aux cinéastes classiques (Ford, Walsh, Ray), pour cette efficacité généreuse, cette façon d'être tout à la fois expéditif et attentif, notamment concernant les personnages secondaires qui, en quelques scènes, vibrent de toute leur présence. Cette façon de donner un maximum d'amplitude aux personnages secondaires concerne surtout les personnages féminins. Mais déjà cette phrase mérite, chez Flynn, d'être doublement corrigé : il n'y a pas de personnages secondaires de la même façon qu'il n'y a pas de personnages féminins qui viendrait servir de "touche féminine" à un film (de ce point de vue, j'ai d'ailleurs la nette impression que les femmes étaient mieux loties à l'âge du classicisme que dans les années 70) : il n'y a que des personnages. Ce n'est pas parce qu'un personnage apparaît moins longtemps qu'un autre dans un film qu'il doit être moins bien dessiné, bien au contraire, il prend de l'ampleur par la simple force de suggestion du cinéaste. La pudeur flynnienne, dans tout ce qu'elle ne montre pas et ne dit pas et dans tout ce qu'elle suggère (la solitude de Jane Greer dans The Outfit), arrive à créer ce sentiment d'intimité complice entre deux êtres, entre deux hommes ou entre un homme et une femme. 
Pudeur, comme art de suggérer plutôt que de montrer, s'il ne devait rester qu'un mot pour qualifier le cinéma de Flynn ce serait d'ailleurs celui-là.





Se faufiler parmi la foule tranquille des touristes pour aller, à l'autre bout de Paris, vérifier quelque chose, vérifier qu'on a bien vu un film, vérifier la conformité de son souvenir. En l'occurrence, Johnny Guitar, dans une copie magnifique qui restituait la limpidité de l'air, le poids et la matière de chaque objet, toute la force tellurique du film dont le souvenir, très lointain, est comme une flamme rougeoyante. Il me restait le souvenir d'un film extrêmement figé, pétrifié par sa nervosité, et où le seul mouvement est introduit par des jeux de regards, c'est-à-dire par le montage : immobilisme des corps et mobilité de la mise en scène. Les corps sont tendus, aux aguets, chacun semble retenir de toutes ses forces la violence des affects (haine ou amour) qu'il possède en lui. La sécheresse figée de la mise en scène tient à ce que chaque plan tente d'afficher le masque d'une impassibilité tourmentée, qui se retient d'exploser. Jusqu'à la scène ultime où Dancing Kid et Emma, finalement les deux seuls vrais instigateurs de la violence, meurent, faisant tout de suite retomber toute l'électricité du film, le soulageant complètement - cette véritable boule de haine qu'est Mercedes McCambridge, qui ne lâche à aucun moment ce masque de petit garçon à la fois vipérin et frustré.
Johnny Guitar est en fin de compte un film autant énervé que languissant : langueur des esprits des deux femmes qui aiment deux hommes fuyants contre nervosité des corps et des comportements qui, s'ils se touchaient, s'enflammeraient certainement. Le frottement de ces deux ambiances paradoxales (mollesse des âmes contre raideur des corps) finit de produire un souvenir du film qui est aussi étrange que marquant, parce qu'on ne sait plus si on vient de voir un grand film lyrique ou un western écorché.
La langueur est elle entièrement contenue dans la chanson de Peggy Lee dont j'avais le souvenir qu'elle retentissait à un moment dans le film, or elle n'apparaît qu'à la toute fin même si l'air ne cesse d'être joué à plusieurs reprises à des moments surprenants, comme un violent ressac. L'utilisation de la musique apporte, dès le générique du film, quelque chose de déjà dramatique, comme si le passé éclaboussait le présent, et dans son imprévisibilité, elle agit sur le film comme un retour du refoulé, contenant tout le mouvement qui s'est absenté des corps. 

dimanche 29 mars 2015

Un premier remède : The Long Goodbye de Robert Altman


Je ne revois pas souvent The Long Goodbye bien que ce soit un film dans lequel je me vois, un de ces films qui résument ce que devrait être le cinéma pour moi, et sur lequel j'ai toujours voulu écrire ne serait-ce que pour me rapprocher de son secret. La sortie d'Inherent Vice a été l'occasion pour moi de repenser à ce film et d'aimer en partie le film de P.T. Anderson pour ce que j'y percevais du film d'Altman (des hommages conscients, une atmosphère à la fois détraquée et douloureuse). Puis je l'ai enfin revu avec un ami qui ne l'avait pas vu, plaisir décuplé donc, parce que celui à qui nous faisons découvrir quelque chose nous fait le cadeau de son innocence et que nous pouvons alors camper alternativement la position de celui qui revoit et de celui qui voit pour la première fois.

J'ai toujours eu une sympathie illimitée pour Robert Altman, qui s'explique d'autant plus qu'il reste un cinéaste assez mal aimé à la filmographie incroyablement imparfaite. Pour moi Altman a plus quelque chose de l'entertainer, de l'homme de télé ou du gérant de cirque que de l'auteur - alors qu'il en est un, mais c'est une façon pour moi de dire qu'Altman n'a jamais dû se penser comme un auteur et simplement faire des films, et c'est ce qui rend sa filmographie si incroyablement fourmillante, chaotique, précisément comme le sont ses films.
Je l'ai aimé très vite et très tôt, comme un beau caillou qu'on est le seul à trouver beau, comme un des secrets de ma cinéphilie. Je me souviens de Brewster McCloud à l'Action Ecoles, de Prêt-à-Porter au Forum des images, de The Last Show au UGC La Défense (je ne savais pas encore qui était Altman), de Trois Femmes et de The Long Goodbye sur mon ordinateur, du choc qu'avait été Short Cuts au lycée, puis enfin de la rétrospective à la Cinémathèque où j'ai pu quasiment tout voir. Souvent je trouve qu'il rate ses films par excès d'enthousiasme et absence de maîtrise, comme si finir un film consistait à se rapprocher du défoulement : Altman est parfois impatient d'aller chercher l'hystérie collective, ce moment où son groupe d'acteurs forme enfin un seul et même corps, et il le fait souvent à n'importe quel prix. Ses films donnent le sentiment de contenir un peuple entier : l'Amérique y est dépeinte comme une parade de personnages qu'il faut mener à un certain point d'hystérie, jusqu'au moment où ça craque : le spectacle qui se détraque, le mécanique sous l'humain, c'est ce qui semble l'intéresser.


C'est peut-être ce qui rend si beau et si singulier The Long Goodbye, film antérieur à la majorité de ses films-peuples : le fait que pour une fois, Altman (qui n'a évidemment pas filmé que des groupes) s'en tienne là à la simple silhouette nonchalante et mélancolique d'Elliott Gould (on peut aussi penser à John McCabe) qui glisse le long du film comme ont toujours glissé les détectives : leur effacement, bien que dicté par leur métier, a toujours quelque chose d'une métaphysique. Le détective comme personnage conceptuel : sans attaches, stoïque, qui a la mélancolie du dandy sans en avoir les avantages, qui s'efface pour laisser toute la place aux autres, pour récolter toute leur folie - Marlowe, c'est au fond un peu Altman, une sorte de chat qui se glisse silencieusement entre les jambes de ses personnages et les observe placidement.

Le détective c'est méthodologiquement celui qui doit s'en tenir à la ligne claire. Non assignable à un passé, Marlowe est tout entier défini par ses habitudes, par "ses trucs à lui". Le film recèle en lui-même de trouvailles géniales : Philip Marlowe passe son temps à se parler à lui-même, il cherche son chat pendant tout le film, allume ses cigarettes en craquant des allumettes sur les murs (on m'avait raconté que ces allumettes dangereuses, sont désormais interdites puisqu'elles pouvaient s'enflammer au moindre frottement) et ne cesse de répéter "It's ok with me". ll reste a cet homme sans passé la singularité de ses manies solitaires. L'ouverture du film est un sommet de nonchalance : les dix premières minutes du film sont consacrées à un chat qui a faim, comme si le film paressait, tardait à vouloir commencer et, engourdi, s'étirait le temps de ces dix longues minutes.

Sur le soliloque, Wilder est le seul cinéaste qui me revient en tête, dans Sept ans de réflexion il faisait parler tout seul Tom Ewell pendant toute la durée du film, accroissant le sentiment de solitude estivale et la misère sexuelle de son antihéros. Le soliloque, c'est un artifice de cinéma incroyable et beaucoup trop sous-exploité. Dans les deux cas, chez Altman comme chez Wilder, les deux héros ont l'air de personnages de bande-dessinée avec des bulles de pensées qui leur sortent de la tête.

The Long Goodbye annonce les films-peuples à venir dans cette façon qu'il a de se distendre encore et encore jusqu'à accueillir le maximum d'hétérogénéité. C'est l'une des règles et l'un des défis du cinéma d'Altman : remplir des films à ras-bord, ne pas trier, y mettre tout ce qu'on y trouve, jusqu'à ce que ça craque, jusqu'à l'embouteillage. The Long Goodbye est d'autant plus beau qu'il crée une sorte de contrepoint silencieux et observateur qui se fait le témoin amer de toute une série de personnages détraqués. Le film possède son centre, sa mesure : c'est Philip Marlowe, fermement arnaché à ses habitudes et à son costume.

Hétérogène, et donc par définition digressif. Digression d'une séquence par rapport à une autre, digression à l'intérieur du plan, digression des dialogues : tout est sur le mode digressif puisque le film se vit comme un élastique qui teste ses limites. The Long Goodbye nous perd ainsi dans les méandres de son intrigue alambiquée qui digresse en même temps qu'elle fait avancer son enquête. Le rythme faussement nonchalant et décontracté nous distrait d'ailleurs de l'intrigue voire nous fait rater certaines scènes - au bout de la troisième vision je découvre encore des scènes cachées dans les plis de ma distraction. Inherent Vice doit beaucoup à The Long Goodbye dans la mesure où les deux films donnent le sentiment d'être construit d'un seul tenant, d'être une longue et immense nappe de musique et d'images qui renfermerait dans toute son intégrité l'atmosphère d'une ville et d'une époque.

Que l'altérité fasse partie du même, c'est le principe que matérialise parfaitement la bande originale du film uniquement composée de diverses interprétations d'une même chanson composée par John Williams - jusqu'à qu'elle soit jouée par la sonnerie d'un portail. Ce même air joué partout fini de lier distraitement entre eux tous les personnages, de les lier d'un lien transparent et non contraignant, de les réunir en leur laissant toute leur liberté -ils sont solidaires d'une même intrigue mais pas déterminés par elle.
Pour cette raison même le souvenir du film ne cesse de vibrer de son atmosphère, parce que tout y est à la fois unité et hétérogénéité, parce que se remémorer The Long Goodbye c'est se souvenir d'une intrigue floue mais d'une atmosphère puissante. Le film comme totalité, ne déforme pas ce qu'il englobe, mais c'est précisément tout ce qu'il contient qui finit par lui donner sa forme. C'est ce que je retiens de The Long Goodbye, c'est pour cette raison que j'y trouve ce que doit être le cinéma : l'idée qu'un film circonscrit un espace de liberté pour ses personnages, qu'un film doit être une marionnette entre les mains de ses personnages, et non pas l'inverse.



mardi 10 février 2015

Spione de Fritz Lang (1928)


Cet article est initialement paru en anglais, il accompagnait l'édition DVD américaine de "Spione" éditée par Masters of Cinema.

The Void Machine

lundi 9 février 2015

Bette Davis, rien qu'un coeur solitaire




Ici, un lien permettant de lire mon article écrit sur Bette Davis dans le Trafic n°88 à l'occasion de la rétrospective à la Cinémathèque en été 2013

Bette Davis, rien qu'un coeur solitaire

mardi 20 janvier 2015

Woman's pictures 70's-80's #1 An unmarried woman de Paul Mazursky (Une femme libre, 1978)







Paul Mazursky occupe une sorte de petite enclave dans le cinéma américain. En dehors de Bob & Carol & Ted & Alice, le cinéma de Mazursky ne s'est jamais vraiment exporté en dehors des Etats-Unis, malgré le fait que Jill Clayburgh (actrice au physique très moderne qui rappelle celui de Diane Keaton et qu'on retrouvera un an après dans la comédie du remariage Starting Over (Merci d'avoir été ma femme, 1979) d'Alan Pakula dans un rôle assez similaire) gagnera le prix d'Interprétation féminine à Cannes pour son rôle dans An unmarried woman. Mazursky paye peut-être le prix d'avoir été un cinéaste de transition entre la sortie des années 60 et l'entrée dans le cinéma des années 70. Plus que cela, il reste un cinéaste inclassable, trop romantique et bavard et bien trop américain  pour s'exporter aussi bien que Woody Allen. Inactuel également, dans sa façon de vouloir sans cesse réactiver les affects du classicisme hollywoodien, non sans nostalgie.

Hédonisme et romantisme

Bob & Carol & Ted & Alice (1969), son premier film, narrait ainsi les déboires sexuels et sentimentaux de deux couples d'amis se rendant dans une "clinique du sexe" pour s'adonner à des rites très new age et à l'amour libre. Le film se terminait sur une partouze avortée, renvoyant à la très belle scène introductive de thérapie collective où des corps adultes se cajolent comme des enfants et se vautrent les uns sur les autres, pour le plus grand malaise de nos protagonistes. Ce long couloir hédoniste, les deux couples rêvent finalement de s'en extraire. Cette ultime étape orgiaque, l'étape de trop, leur fera comprendre que leurs problèmes conjugaux ne trouveront aucunement leur issue dans l'air de l'époque.
L'esprit du temps ne pénétrera pas leurs corps, leurs désirs, leur couple. Bob & Carol & Ted & Alice fait figure de film théorique, d'acte de résistance à l'hédonisme, il en va de la sauvegarde du romantisme. Tout le film n'aura été qu'un dispositif permettant ce refus final. Un geste de recul et de dégoût qui caractérise bien le cinéma de Mazursky : et si on pouvait revenir en arrière, à l'âge du classicisme, à l'âge où le couple pouvait se défendre tout seul et n'était pas aussi perméable à l'esprit du temps ? Comme Woody Allen, Mazursky semble regretter un certain état de cohésion et d'autonomie (voire d'autisme) des rapports amoureux qui caractérisait le couple classique. Dans leurs films, le couple implose, poreux a tout ce qui l'entoure, pris d'assaut par une peuplade d'étrangers. Tout le monde peut le commenter, le jauger, le gérer : thérapeutes en tout genre, amis, médecins, familles, manuels de self-improvment. Le couple attaqué de l'intérieur par une forme de biopouvoir aux milles visages. Ce biopouvoir est d'autant plus intrusif lorsque le couple divorce, là encore le divorce traité comme long trauma diffus et qui nécessite une rééducation à la vie sera un thème proprement post-classique. Dans An unmarried woman, Erica Benton (Jill Clayburgh) devra ainsi apprendre à vivre toute seule après 16 ans de mariage.

Comme cinéaste romantique, la subversion de Mazursky va à contre-courant des années 70 : il s'agit d'une impudeur sentimentale, d'une volonté de faire couler les sentiments, les états d'âmes, les humeurs conjugales. Est passé par là, dans les années 60, tout un narcissisme de couple qui irrigue le coeur même de la filmographie de Mazursky : le couple n'est plus innocent, il est auto-réflexif, il passe son temps à se commenter lui-même. Les scènes de thérapie transforment le film en long souffle analytique. Tombé d'un certain état d'innocence, la conscience romantique devient alors une conscience malheureuse.
L'analyse infinie

Les lignes de dialogue ne sont plus affutées comme de petites lames incisives, mais gonflées de grosses boules moelleuses qui se dilatent à l'infini, nous sommes dans l'analyse sans fin : il ne s'agit plus de ramener des états à une phrase bien ciselée, mais de ramener un état, une émotion, à une sorte de long monologue élastique qui finit par perdre de vue ce qu'il cherchait à restituer. Comme chez Woody Allen, les héros de Mazursky font moins se répondre que parler tout seul. Ses dialogues donnent cette étrange sensation d'avoir tous été écrits et pensés par la même personne : comme si l'idée de personnage était complètement arbitraire et que seul comptait cette longue loghorrée psycho-sentimentale qui passe à travers les corps.
A qui appartient-elle en définitive ? A Mazursky lui-même, qui, en faisant parler le même langage à tous ses personnages, construit une sorte de petit îlot douillet d'entente et de compréhension; et en même temps, paradoxe, à trop s'expliquer on finit par atteindre un flou langagier, une confusion générale - Erica seule et perdue dans la ville comme au milieu de son propre langage.

Cette "compréhension" (chacun demande à son partenaire de le comprendre, de l'écouter) est appelée par l'ère de l'incommunicabilité et une acception thérapeutique du couple qui devient comme un corps qui a ses maladies et ses remèdes. Tout droit sorti du jargon psychologique, la compréhension est un mot tardif qui complique et infantilise plus qu'il ne clarifie les rapports entre hommes et femmes. Elle est censée agir comme un liant entre les hommes et les femmes. Comprendre les hommes ou les femmes, cela présuppose que les hommes et les femmes vivent primitivement dans un état de rupture, que leurs desseins ne sont pas les mêmes et qu'ils doivent établir ensemble un point d'intersection, un lieu commun. Sur cette compréhension qui innerve les films de Mazursky, il suffit de se rapporter à la scène où le mari d'Erica annonce qu'il a rencontré une autre femme : avant de pouvoir s'exprimer il fond en larmes, on devine dans l'écriture de Mazursky, une empathie profonde qu'il distribue également à tous ses personnages - comble de l'empathie, Mazursky réalise plus tôt, en 1973, Blume in love, le pendant masculin à An unmarried woman.



Woman's picture et comédie romantique
An unmarried woman est beau dans son aridité paradoxalement ouatée, dans cette façon qu'il a de jouir de son malheur, de se plaindre d'être en vie - caractéristique importante du célibataire. Il y a là le trauma, typique du woman's picture, qui arrive vite et abandonne Erica dans une zone floue : en perdant son mari elle perd son propre reflet et comme tout grand woman's picture c'est à ce moment-là, dans ce moment sans amour qui précède une trahison qu'une définition du féminin peut nous intéresser : isoler le féminin loin du masculin et regarder à quoi il peut bien ressembler.
On notera au passage le titre tout en négativité : An unmarried woman, rappelant la Unknown woman d'Ophuls, il y a dans ce titre une part de fierté et de revendication, et puis, quelque chose propre aux titres des woman's pictures : l'acte de désigner une femme, d'isoler une trajectoire (Norma Rae, Annie Hall, Wanda, Trois femmes, Another woman). Toutefois, l'intransigeance du classicisme (isoler le féminin à tout prix) se perd là au profit des conclusions de la comédie romantique et d'une forme de compromission accordée au réalisme psychologique : l'héroïne a besoin d'être aimée, après un long passage à vide elle retrouve l'amour.







Mazursky, biocinéaste

Ce savant mélange de problématiques indissociablement sociales et amoureuses finit d'arracher le woman's picture à son essence intimement mélodramatique pour le ramener à une forme de prosaïsme, nous sommes là dans un traitement qui se rapprocherait plus d'une forme de cinéma thérapeutique qui côtoie la rhétorique optimiste du self-improvment. On pourrait forger le terme de  biocinéma et qualifier Mazursky de biocinéaste dans la mesure où la fresque romanesque parfois étalée sur des décennies du woman's picture concerne désormais un moment très court de la vie d'une femme et se focalise sur la gestion de sa vie privée - l'amour étant une des catégories de cette gestion.

Les mélodrames hollywoodiens se passaient dans un climat éthéré, à la limite de l'abstrait, la pauvreté et la richesse y sont traités abstraitement, comme des décors. An unmarried woman est un "zeitgeist movie" dans la mesure où le portrait de femmes dresse en creux celui de la société.  On se rend compte à quel point une série comme Sex & the City doit énormément au film de Mazursky : le groupe d'amies qui entoure Erica aura évidemment inspiré la bande de copines de Carrie Bradshaw. C'est le même désenchantement féminin qui se lit sur les visages : les femmes, meurtries mais fortes de toute leur expérience auprès des hommes et de décennies de cinéma américain, se méfient d'eux tout en constatant péniblement qu'elles ont besoin des hommes, qu'elles ne parlent que d'eux. Toutes les discussions se font dans ce va-et-vient entre attirance et répulsion (on est dans un rapport d'addiction), et là encore Mazursky a ceci de visionnaire qu'il donne plus qu'aucun autre à expérimenter une situation de célibat moderne.




La célibataire et la vieille fille

A l'exception près que la célibataire a remplacé la vieille fille. La vieille fille du classicisme hollywoodien avait ceci pour elle qu'elle revendiquait héroïquement un état considéré comme marginal. En visionnant les woman's pictures de l'époque on est frappé de constater la fadeur des personnages masculins. Il faut comprendre par là une autre acception du woman's picture comme film réservé aux femmes, où les hommes ne sont là que comme de pâles figures qui traversent le film temporairement. La non-conjugalité pouvait alors se comprendre positivement, on pouvait choisir la solitude d'un geste victorieux. Avec Mazursky apparaît l'idée du célibat comme état de marginalité temporaire mais vertigineux (parce que riche de possibilités et tout de même inquiétant) qui fera tout le miel idéologique de Sex and the City.



La célibataire, contrairement à la vieille fille, se trouve être dans un rapport de flirt permanent avec la gente masculine : dès lors qu'Erica est quittée par son mari, New-York redevient un terrain de chasse. Plus tard c'est Carrie Bradshaw qui envisagera New-York comme "la ville aux dix millions de célibataires." C'est peut-être toute la différence entre la vieille fille et la célibataire : la première exprime son refus d'être sur le marché de l'amour et du sexe, elle prône une définition du féminin qui se définirait loin des hommes, sa vie se passera en dehors de l'amour conjugal, tandis que la célibataire est peut-être la figure paradigmatique de l'amour comme addiction, tout à la fois voluptueux et aliénant.

Si Sex & the City est une série qui oscille entre cynisme et romantisme, Mazursky reste fondamentalement agrippé à l'idée de romance, d'amour comme substance en excès, là où il est vécu comme un partage d'intérêts communs dans Sex & the City. C'est la très belle scène finale de An unmarried woman où le nouveau petit ami peintre de Erica l'abandonne au beau milieu de la rue avec la toile géante qu'il vient de lui offrir. La toile, intransportable, matérialise le don d'amour, dans son outrance et son excès, qui embarrasse littéralement Erica. De quelle manière la comédie romantique future prendra ses distances d'avec le woman's pictures ? Par une façon qu'ont les héroïnes féminines d'abandonner toute idée de sacrifice (d'un homme, d'un enfant, d'une carrière) au profit d'une conception bien raisonnée du bien-être. Le woman's picture post-classique et la comédie romantique, dans leur volonté de restaurer le moi, de filmer des héroïnes qui estiment qu'elles méritent d'être heureuses, perdront quelque chose du feu sacré et morbide des woman's pictures classiques, une forme d'embrasement et d'assouvissement d'un instinct de mort typiquement féminin que n'autorise aucunement un amour visant à restaurer le moi.