mardi 10 février 2015

Spione de Fritz Lang (1928)


Cet article est initialement paru en anglais, il accompagnait l'édition DVD américaine de "Spione" éditée par Masters of Cinema.

The Void Machine


Réalisé en 1928,
Les Espions (Spione) est l'avant dernier film muet de Fritz Lang, il s'agit encore d'une adaptation d'un roman de Thea Von Arbou qui s'occupa d'écrire la quasi-totalité des scénarios des films de son compagnon jusqu'à ce qu'il migre aux Etats-Unis. Pour son roman, sortie en même temps que le film, Von Harbou s'inspirera de l'affaire « Arcos Raid » : une affaire d'espionnage qui avait fait grand bruit dans le Landerneau londonien en 1926: Scotland Yard découvre que derrière une société de commerce soviétique se cache un nid d'espions. Pour son scénario Lang expurgera le roman de toutes ses connotations politiques pour ne plus garder qu'une lutte stratégique qui pourrait prendre place dans n'importe quel contexte.

Fritz Lang s'est très peu prononcé sur
Les Espions mais l'avait qualifié de « petit film mais avec beaucoup d'action», formule restée célèbre mais qui tend à nous faire poser un regard légèrement condescendant sur le film. En fait de « petit film », celui-ci reste certainement le plus sous-estimé de sa première période allemande, éclipsé par les monuments pyrotechniques que sont Metropolis, Les Nibelungen, La femme sur la Lune ou encore le Docteur Mabuse. Les Espions diffère clairement de cette liste en ce qu'il n'a rien de monumental et se rapproche davantage de l'esprit des serials. C'est d'abord le fait de contingences économiques : après l'échec financier de Metropolis, l'UFA est à deux doigts de rompre son contrat avec Lang. Un moyen terme sera trouvé : le budget du film ne devra pas dépasser les 800.000 marks et Fritz Lang en profitera pour lancer sa propre maison de production afin de participer aux frais. Le budget limité (Metropolis dépassait son budget prévisionnel de 7 millions de marks) lui donne l'occasion de renouer avec le film à sensations qu'il avait délaissé depuis Les Araignées.

Le souci d'économie s'en fait clairement ressentir et transforme évidemment jusqu'au style de Lang qu'un critique comme Jacques Lourcelles a pu qualifier de « réalisme abstrait ». Devant
les Espions on est tenté de penser davantage au film noir américain qu'au cinéma allemand de l'époque. Bien que sous-estimé, Les Espions reste considéré comme une oeuvre qui posera pour longtemps les codes du film d'espionnage, genre qui, à cette époque est plus anglo-saxon que germanique. En plus de poser la grammaire d'un genre, Les Espions surprend par son aspect visionnaire à l'intérieur même de la filmographie de Fritz Lang puisqu'il annonce précocement sa période américaine. Si l'on peut considérer les films précédemment cités comme d'énormes cathédrales cinématographiques, Les Espions aurait quant à lui la sobriété et la froideur d'un bâtiment moderne aux lignes épurées. C'est moins un travail d'édification que d'extraction de matière  : Lang semble creuser un long couloir formel avec l'action comme seul outil et comme unique visée – Lourcelles parle ainsi de « behaviorisme » langien. Il n'y a ici plus aucune trace d'expressionnisme et d'ailleurs Lang ne s'est jamais réellement identifier à un cinéaste expressionniste. C'est même tout le contraire que nous indique certaines de ses habitudes, notamment celle qui consistait à demander à ses chefs-opérateurs « non pas de la belle photo mais de la photo d'actualités », comme il le dira en entretien avec Bogdanovitch, ou encore son obsession consistant à élaborer ses films à partir de faits d'actualité– derrière les péripéties des Espions se cache une dizaine de faits réels contemporains du film, allant de l'invention de la micro-caméra, aux suicides contraints, en passant par les assassinats politiques.


Lang tenait particulièrement à ce que les scénarios de ses films trouvent leurs premières impulsions dans la réalité et lisait avec une infinie précaution les journaux du jour, donnant une caution réaliste aux événements macabres qu'il s'apprêtait à filmer. En s'inscrivant dans une veine réaliste ces films gagnent en lucidité et en capacité d'effroi, comme s'il fallait faire la lumière sur chaque circonstance, éclairer chaque parcelle de réalité avec la même sévérité clinique et la même objectivité documentaire – c'est aussi par là que passe la dimension édifiante de son cinéma. Cette obsession pour le document et le détail trouvera son plein épanouissement avec M. le Maudit. Ce que
Les Espions gagne à être exact c'est davantage une puissance de la mise en scène et une atmosphère de vraisemblance qui sert toujours de tremplin à Lang pour frôler l'abstraction.

Les Espions n'échappe ainsi aucunement à la méthode langienne mais n'en reste pas moins un film au réalisme trouble. Cela doit évidemment venir du genre lui-même, de la représentation des espions qui associe adéquatement documentation poussée et vision fantasmée du monde de l'espionnage – en un mot, un territoire rêvé pour Lang. Sa mise en scène y est ici comme une longue toile tendue sous laquelle l'invisible vient affleurer par signes, gestes, indices. Elle est la carte tentant de rendre compte d'un territoire secret toujours plus vaste, qui semble s'étendre à perte de vue, tellement s'étendre qu'on ne saurait dire où il commence et où il se termine et s'il existe vraiment. Sur la dimension cryptique et finalement « vide » du film d'espionnage (au sens où le McGuffin n'a aucun contenu et n'est qu'un prétexte) Lang y joue avec dérision, notamment lorsque un homme venu chercher une lettre à la poste restante présente au guichet une racine logarythmique censée décliner son identité. Les chiffres sont nombreux dans les Espions et tout indique qu'il ne faut pas chercher à les déchiffrer : il faut les laisser là, dans leur simple état de surfaces – on sait que cette surface comptera beaucoup dans ses films.

Sous ses allures de territoire codé, scellé, opaque, le film d'espionnage n'est lui-même qu'une surface : la circulation de l'information vaut plus que l'information elle-même – puisqu'il n'y en a pas. Les Espions possède une intrigue complexe qui ne cesse de se ramifier dès ses premières minutes, jusqu'à ce que le cœur de l'intrigue se dissolve. Lang ne cherche en rien à nous la simplifier, il semble précisément faire le contraire, nous dire que le sens est comme perdu d'avance et que pour cette raison même nous pouvons nous autoriser à accélérer au profit de l'action pure, nettoyée de toutes ses scories.

C'est une succession d'attitudes, de gestes, de regards, de silhouettes et d'ombres qui composent avant tout l'atmosphère vénéneuse des
Espions, comme si un plan, l'esquisse d'un geste, pouvait contenir toute la puissance d'évocation d'une scène entière. Lang condense et taille au maximum chaque plan pour qu'il puisse briller par lui-même, pour qu'il fasse passer à lui tout seul la mise en scène. Solution merveilleuse trouvée à la limitation des moyens : l'utilisation très fréquente du gros plan, qui évite ainsi la débauche de décors qu'aurait exigé le plan large. Du gros plan généralisé à tout le film, de là, l'abstraction étendue à tous les niveaux : abstraction des lieux, des motifs des personnages, abstraction psychologique également, puisqu'il ne s'agit jamais d'une analyse de caractères, tout se voue et se dévoue à la seule marche du suspense, de la tension. L'indistinction règne, on est déjà loin de l'ancrage et du commentaire sur l'époque auquel nous avait habitué Lang.

D'où l'impression d'un film très dense à la fois narrativement et esthétiquement, puisque les péripéties entraînent avec elle un souci d'efficacité permanent, sans temps mort, où inserts et intertitres sont également mobilisés pour faire avancer l'action. Il suffit de voir les très belles premières minutes du film et même le premier plan : des mains gantées ouvre un coffre-fort, comme s'il s'agissait-là d'ouvrir une boîte de Pandore qui nous entraîne dans un processus inexorable, comme un top-départ donné à la débauche de violence. Lotte Eisner expliquera elle-même dans son célèbre livre sur Fritz Lang que les plans de mains étaient souvent joués par Lang lui-même, nous laissant imaginer que ce premier plan des
Espions agit comme le retentissement d'un « Action ! ».

La métaphore peut se filer avec la figure de Haghi, ce super-espion, nouvel avatar de Mabuse interprété par le même Rudolf Kleine-Rogge. Haghi exerce son contrôle depuis le cœur d'une banque tentaculaire qui dissimule des activités paramilitaires. Là encore, en terme de mise en scène et de montage, on aura rarement vu introduction d'un « méchant » aussi frontale et audacieuse. Après une succession de péripéties et de catastrophes causées par le vol des documents, un homme s'écrit qu'il connaît celui qui tient l'auteur du vol des documents, mais avant même qu'il puisse prononcer son nom un coup de feu tiré depuis la fenêtre l'atteint. Un intertitre apparaît : « Dieu tout puissant, qui se cache derrière tout cela ? » auquel répond le visage de Haghi filmé de face, regardant le spectateur. Un deuxième intertitre suit avec écrit en majuscule sur toute la largeur : « Moi . »

Cette image provoque le même effet que les mains gantées s'emparant des documents secrets : nous sommes à l'intérieur d'une intrigue entièrement menée par le bon-vouloir d'un super-méchant, alter ego du metteur en scène. Si celui-ci désire se présenter à nous dès le début de film et ainsi anéantir les règles du genre, il en a le pouvoir. Nous sommes, comme souvent chez Lang, dans une organisation pyramidale du pouvoir où un homme tout-puissant détient les clés de l'action, évalue et calcule la suite des opérations. Si Haghi simule un handicap l'obligeant à rester assis en fauteuil roulant, cette immobilisme sert encore à asseoir sa puissance : entouré de ses machines et de son personnel, il dirige et commande tout à distance. Lang lui-même parlera de Haghi comme d'un « ordinateur humain », d'un super-cerveau qui ne fait rien d'autre que calculer, séparé des autres par la frontière que dresse devant lui son bureau. Ce bureau restera d'ailleurs le lieu le plus récurrent du film, celui vers lequel on revient toujours avant de relancer une nouvelle série de péripéties.

Lang affirmait souvent que la forme d'un film devait ne provenir de rien d'autre que de son sujet.
Les Espions est un exemple parfait d'une forme qui épouse parfaitement son sujet et ses moyens, comme si fond et forme étaient tenus par un rapport de mimétisme. Aux machinations, manipulations et calculs qui caractérisent les héros des films d'espionnage, répond la mise en scène extrêmement souple et agile de Lang, qui semble opérer avec la précision d'un chirurgien sur une table d'opération. Un documentaire qui accompagne certaines éditions du film donne ainsi à voir les différentes prises d'une même scène et à quel point, progressivement Lang réussit à concilier parfaitement mouvement de caméra et mouvement des acteurs. Les Espions donne le sentiment d'une mise en scène toujours nécessaire, naturelle, extrêmement travaillée en même temps qu'intuitive. Aucun gras, aucun surplus, uniquement ce qui est essentiel à la poursuite de l'action en même temps qu'à la beauté du plan : le génie de Lang surgit justement là où il lui suffit d'un même geste pour assurer les deux. Sur l'utilisation du gros plan, Lotte Eisner dira elle même qu'il n'a jamais été une nature morte ou un objet de contemplation chez Lang, il a toujours été au service de l'action.
On trouvera sensiblement ce même usage du gros plan chez un autre cinéaste : Alfred Hitchcock. Chez l'un comme chez l'autre l'action y est comme un long souffle qui emporte les personnages, comme une information qui passe de main à main sans interruption, une rumeur qui se propage et se répand. On pourrait voir dans les Espions, une rigoureuse et très consciente illustration du McGuffin thématisé par Hitchcock, et plus généralement on ne saurait dénombrer les emprunts que Hitchcock à pu faire
aux Espions tant on ne cesse de penser à lui : que cela soit pour l'atmosphère qui règne dans le film ou des idées et des plans biens précis. Comme le disait justement Luc Moullet à propos des Espions : « Nous pensons à Hitchcock, bien qu'en fait ce soit Hitchcock qui ait pensé à Lang. ». Il a chez ses deux cinéastes une façon de partir à la recherche de l'action pure, une volonté de la capturer, de la fragmenter, de l'enserrer au creux d'un plan de plus en plus étroit. Egalement ce refus de la sentimentalité (sentimentalité qu'on attribue souvent à la volonté de Théa Von Harbou) qui aurait tendance à ralentir le cours de l'action, cette façon de jongler avec les données et d'avancer sans jamais s'alourdir, jusqu'à atteindre une pure ligne d'action, expurgée de tout ce qui l'alourdirait.
Hitchcock trouvait toujours très ennuyeux le début des films et pour cette raison même s'employait à ne jamais donner le sentiment de devoir exposer une situation, il commençait directement et il est probable qu'il ait tiré cette leçon de Lang. Loin d'être un « petit film » comme le concédait Lang,
Les Espions gagnent à être revu : parce qu'il a une réputation de petite parenthèse divertissante et grand public qui n'a pas l'ambition édifiante des films de la période allemande. Parce qu'il est au fond un film isolé, un film appartenant à la période américaine mais perdu en pleine période allemande. Les Espions est un fragment d'avenir en quelque sorte : puisqu'il a dicté les futures lignes de la filmographie langienne et continue de dicter discrètement celle du film d'action.

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