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lundi 9 juin 2014

Sur le naturalisme






- Dans De Rouille et d'os, Audiard atteint à la vérité de Marion Cotillard et de son personnage en farfouillant dans sa nuque. Elle y détient des scènes entières, notamment lors de ce grand passage obligé des films naturalistes qu'est la scène de boîte de nuit. Celle-ci est toujours filmée derrière le dos du personnage pénétrant la boîte, d'abord étranger à la population fêtarde, il finira, en dansant, par s'intégrer à ce milieu mi-répulsif mi-excitant.
Pourquoi la nuque ? Parce qu'elle est un peu visage, un peu corps, un peu animale et un peu esprit. Levinas disait de la nuque qu'elle était un visage, il dit ailleurs que toutes les parties du corps le sont. Si Audiard filme autant la nuque de Cotillard dans De rouille et d'os c'est qu'il y trouve ce qu'il y cherche : un lieu spirituel à la lisière du passif et de l'actif, un lieu saint : conquérant et sacrificiel. Puisque le cinéma naturaliste aime à faire comme si la caméra n'était pas là, il devient presque naturel de filmer les personnages de dos ou de 3/4 (la limite étant le coin extérieur de l'oeil, les cils, la pointe extérieure du sourcil, la pommette), bref, comme si la caméra se cachait effectivement.  Filmer tout en ayant toujours devant soi la nuque et le pourtour de l'oreille c'est, dans le cinéma naturaliste, l'idéale position mi-documentaire mi-fictionnelle où le metteur en scène suit et supporte à la fois son personnage. Dans la caméra-épaule et le plan-nuque il y a l'idée que les trajectoires des héros sont imprévisibles et qu'il faut être soi-même mobile, derrière eux, prêt à les suivre puisque ce n'est pas nous qui leur indiquons leur déplacement, mais aussi l'idée que c'est la caméra qui pousse, qui "aide à aller de l'avant" les héros. En résumé, la nuque devient le lieu chouchou du naturalisme parce qu'elle est à l'image de l'idée de l'homme qu'il véhicule : mi-saint, mi-bête. Comme ses héros, la nuque avance à tâtons, elle est aveugle mais elle avance, elle est nue et vulnérable mais dans l'ignorance de cette vulnérabilité; et par là même forte.

2 - Vu récemment au Forum des images, Bande de filles de Céline Sciamma. Avant même d'avoir vu le film tout le monde parlait de la séquence où les filles dansent pour elles-mêmes (détail important) sur "Diamonds" de Rihanna. J'ai même appris au détour d'un blog que la chanson avait coûté 1/4 du budget du film. Tout le monde ne parlait que de cette séquence et sur les blogs cannois on s'extasiait qu'elle ait pu se répéter sur le dancefloor de la soirée du film lorsque les actrices se sont mises à danser alors que retentissait le tube de Rihanna.
Avant même d'avoir vu le film je me demandais, tout en ayant ma réponse, pourquoi Sciamma tenait tant à mettre cette chanson dans son film. Après l'avoir vu c'est une autre question qui me venait : pourquoi cette scène n'aurait pas pu exister sans cette chanson ? D'autres belles chansons moins coûteuses existent, mais il s'agit d'acheter autre chose qu'une simple chanson, c'est presque le tribut que doit payer Sciamma pour que l'ethnographie fictionnelle puisse prendre à 100%. Avec ce tube qui retentit, Sciamma leur indique que son film parle leur langue et que leur langue nous la parlons aussi, que nous parlons tous le Rihanna et que nous nous retrouvons tous fédérés par la langue de la pop musique. J'ai d'ailleurs le souvenir d'avoir lu que lors de la présentation de son film Sciamma enjoignait le public à devenir cette bande de filles.


 Il y a aussi qu'une séquence toute entière imbibée de musique donne l'impression qu'enfin, le discours s'efface et que toute la place est faite aux héroïnes. La scène, si elle peut impressionner en ses premières secondes, est finalement assez ratée, précisément parce que Sciamma fait trop confiance aux pouvoirs de sa chanson et se distrait de son boulot de metteuse en scène. Il y a parfois dans les films, une sorte de magie vaporeuse émanant des chansons et qui peut donner l'impression que d'un seul coup la grâce et la facilité sont atteintes, que le plan se fluidifie de lui-même, que ce pour quoi nous sommes émus appartient moins à la musique qu'à la mise en scène, mais ce n'est qu'une impression. Il n'y a qu'à voir les films de Xavier Dolan pour s'en assurer. Le cinéaste est à son tour dupe de l'efficacité de la musique utilisée.

C'est comme si tous les gros derniers films naturalistes avançaient en brandissant un étendard-chanson. La vie d'Adèle avec "I follow rivers" de Lykke Li, De Rouille et d'os avec "Firework" de Katy Perry et Bande de filles avec Rihanna. Je cite ces trois exemples mais il en existe des centaines d'autres. Un grand film populaire est souvent accompagné de sa chanson entêtante et parfois cette chanson le précède, comme un hymne annonçant son sportif. C'est comme si le cinéma voulait se faire aussi fédérateur que la pop musique, transportable dans les coeurs et dans la tête comme le sont les chansons de Rihanna : on en fredonnerait le refrain, on les aurait dans la tête sans pouvoir les oublier. Ces films français recueillent ces chansons pop en leur sein comme ils brandiraient des talismans, des boucliers, des prières, comme ils se persuaderaient qu'ils sont tout aussi sirupeux et émouvants que la voix de leurs chanteuses.

Kechiche, en grand vampire, semble demander à Lykke Li de lui donner un peu de sa force, comme il le demande déjà une première fois à Adèle. Il aimerait que son film soit aussi innocent que cette chanson très émouvante qu'est "I follow rivers" - et qui déjà retentit longuement dans De Rouille et d'os. La faire retentir c'est une façon de dire que son film se résume à cette évidence-là : Adèle qui danse sur Lykke Li, la vie d'Adèle. Le reste importe peu, Lykke Li pourrait presque réussir à nous distraire de l'arrière-fond idéologique qui imprègne tout le film. Kechiche nous enjoint à regarder du côté d'Adèle, à ne regarder qu'elle. Lui, sa mise en scène, son discours devraient se dissoudre devant la fulgurance de sa spontanéité, de son naturel désarmant. Exactement comme, d'une façon plus doucereuse et niaise, Sciamma voudrait disparaître devant sa bande de filles. Faire retentir Rihanna lors d'une séquence clipesque est une façon pour elle de dire qu'à ce moment là il n'y a que cette bande, que c'est leur moment à elles et que elle, Sciamma, abdique, fait tomber son stylo de scénariste et son regard bienveillant et ethnographique, son film est pris en otage par la spontanéité, par un happening.
Comme chez Kechiche, la musique devient alors le point culminant de la fantasmagorie d'un cinéaste qui filme la jeunesse. Mais Sciamma est moins forte que Kechiche, parce qu'elle n'arrive pas à fusionner fantasme et discours : elle filme un clip, puis enchaîne avec une scène sur-signifiante. Kechiche, lui, emboite tout : récit, discours, fantasme. Il arriverait presque à nous faire croire qu'Adèle le laisse sidéré, impuissant, alors qu'elle est une pure machine à discours. La musique pop devient alors le moyen de cette pseudo-victoire du personnage sur le metteur en scène, le moyen par lequel le cinéma essaye de nous faire oublier sa lourdeur, son obligation à discourir, en nous faisant croire qu'il peut être aussi aérien et sans opinion que quatre minutes de musique pop.
Le film de Sciamma, qui sort en octobre, dans la mesure où il est encore plus résumable à son hymne que le film de Kechiche, donne le sentiment qu'une étape est encore franchie dans le devenir-pop et faussement innocent du cinéma naturaliste français. Dans sa définition minimale, un film populaire ce serait simplement un film aussi viral qu'une chanson de Rihanna, un objet gentil au parfum légèrement sucré. Il y a quelque chose d'un peu mélancolique à ce qu'il essaye de l'être.


Reste l'énigme d'un détail : pourquoi De Rouille et d'os, La vie d'Adèle et Bande de Filles sont trois films qui ont pour couleur dominante le bleu ?

lundi 30 décembre 2013

Sur Le Loup de Wall Street

- Le retour à la vieille forme fluide des Affranchis ou de Casino sera toujours plus agréable que de se taper Hugo Cabret, j'en conviens. Mais pour cela même je trouve le film très attendu, finalement assez ringard et il me fait exactement le même effet que Blue Jasmine de Woody Allen qui donnait l'impression de revenir aux vieilles recettes pour rassurer tout le monde. Dans les deux cas c'est une façon de "réinitialiser" leur cinéma tout en n'arrivant pas à cacher qu'il sont en fait un peu grillés. Spring Breakers est en cela beaucoup plus onirique et plus intelligent dans son idiotie puisqu'il n'en sort jamais, fait du grain MTV la matière même des rêves jusqu'à ce que le film donne vraiment l'impression de décoller, de s'envoler comme un nuage coloré, et ce qui permet cet envol c'est le fait que Korine filme un rêve d'innocence, un rêve de coeur pur. Pour moi la fluidité formelle du film d'Harmony Korine n'a absolument rien à voir avec celle, complètement figée et vieille de trente ans, de Scorsese qui tente quand même de mêler les différents "régime d'images" (aïe) jusqu'à l'épilepsie. C'est très à la mode l'épilepsie, le problème c'est qu'ici elle ne produit rien : Popeye mange ses épinards comme Belfort prend sa cocaïne, le parallèle n'apporte rien. Je crois qu'ici l'épilepsie scorsesienne coïncide avec sa paresse à vouloir articuler un discours. D'où l'impression d'un film enrobé, lourd, loin des vapeurs vanillées du Spring Break.

- Je comprends qu'on évoque le fait que le hors-champ des victimes n'est jamais envisagé (Jérôme Momcilovic) mais pour autant le film aurait pu l'être si Scorsese n'avait pas cherché, quand même, à signifier par quelques scènes paresseuses que les petites gens ont voix au chapitre et que c'est quand même bien de prendre le métro avec un couple de vieux chinois en face de soi. Chose qu'on retrouve dans le plan final, que je trouve très embarrassant, qui renvoie pour moi à une conscience haineuse de soi du spectateur. Ce que je comprends et qui peut-être me plaît un peu plus c'est que les arnaques de Belfort qui n'est le fils de personne (self made man, comme Mr Smith et tant d'autres) et incarne la revanche des victimes sur le système. Ce serait donc finalement un film sur les victimes, et non pas sur les bourreaux, Puisque finalement Belfort décidera de ne voler que les plus riches, par delà le bien et le mal.

- Le film en cela, en fait de revenge movie, ressemble énormément à A Touch of Sin, il s'agit en fait de dire que seul compte la justice que l'on se fait à soi-même et que pour avoir gain de cause la victime doit alors se transformer en bourreau. Chacun à ses raisons, l'homme est un loup pour l'homme, toute la bouillie idéologique et complaisante qui ne m'intéresse absolument plus au cinéma. Parallèle encore plus troublant, A Touch of Sin comme le Loup de Wall Street comparent, ou disons suggèrent, le fait que les hommes ne seraient que des animaux comme les autres (omniprésence d'animaux dans Touch of Sin, logo du lion et chant tribal dans le Scorsese).

- Le nihilisme du film, qu'on pourrait rapprocher de celui d'un Bret Easton Ellis (qui doit avoir adoré le film) qui dans mon adolescence m'a au mieux indifféré et qui maintenant m'énerve pour tout ce qu'il a permis, rappelle combien le film peut être suranné, puisque ça fait maintenant plus de trente ans que le cinéma et la littérature nous propose de glisser nos pieds dans les chaussures des requins sans âme de la finance.

- C'est un peu la limite du Loup de Wall Street, de tout miser sur un vieux principe éculé qu'on retrouve déjà dans n'importe quel Altman (Buffalo Bill et les Indiens, Nashville) : le spectacle en lui-même vaut en tant que coulisse. Pour moi le film ne rejoint pas sa propre dénonciation en produisant du spectacle mais ne fait qu'entretenir l'idée dangereuse que l'idiotie serait le meilleur biais par lequel filmer et comprendre. Ou alors, dans une sorte de pirouette : chercher à ne pas comprendre et la meilleure façon de comprendre, quelque chose comme ça, encore un truc de spectateur bien malin et qui a si bien intégré les règles du jeu. Le réel est déjà assez plein, il n'y a rien à comprendre, aucun double-fond explicatif à lui trouver, il sait tout ça. Pour moi c'est une fausse piste sur laquelle glisse Scorsese puisqu'on retombe finalement toujours sur la Grande Explication : Ellis Island est évoqué pour le plus grand bonheur de tous "ah mais ce serait donc une fable sur l'Amérique !!!!!". Au mieux on se dit que DiCaprio a dû toucher un cachet proche de ce que pouvait se faire Belfort en six mois, que le film va rapporter des milliards et que le spectacle du spectacle du spectacle peut continuer ad nauseam.

- Je trouve insupportable le traitement des années 80 par Scorsese, qui n'a pas bougé d'un iota depuis les Affranchis. Ce qu'il fait aussi des personnages féminins : la femme claque le fric, lâche le héros quand il est au plus bas, se prend des mandales dans la tronche et essaye de récupérer les enfants.
Pour moi le Loup de Wall Street n'est qu'une vieille recette passée au micro-ondes, je préfère infiniment Fincher qui essaye au moins de se jeter dans le vide en filmant quelque chose qui se rapprocherait davantage du contemporain, d'appréhender, d'encadrer cinématographiquement ce qui n'a pas encore été approché et d'expliquer Facebook par un chagrin d'amour.