samedi 8 juin 2013

je me rappelle d'une discussion où parlant de Moretti je faisais la distinction entre les cinéastes dont le style envahit, recouvre tout à fait le monde, propose un style-monde cohérent (j'évoquais Greenaway), et les cinéastes qui mettent en scène une lutte entre leur style et le monde, où l'image se partage entre les deux, l'un empiète sur l'autre alternativement, j'évoquais Moretti.

Un an après cette conversation je tombe sur ça :
"On peut dire qu'il y a un cinéma qui s'ajoute au monde, qui est dans le monde, qui ne rivalise pas avec le monde, ou au mieux, met de l'ordre dans l'idée du monde : c'est le grand classicisme selon Rohmer. D'un autre côté, il y a des cinéastes qui rivalisent avec le monde, qui ont leur univers à eux qu'ils égalent au monde, donc qui déforment les apparences en en construisant d'autres."
Jean Narboni, Conversation avec Jean-Claude Biette

Peut-être qu'une définition du classicisme pourrait être de dire que la qualité esthétique de l'oeuvre est toujours aussi une qualité morale. Le classicisme hollywoodien pourrait même dire : toute qualité morale d'une oeuvre est une qualité esthétique. La happy end est ce qui cristallise cette idée : fin heureuse, fin morale, fin esthétique au sens où l'oeuvre est parachevée, c'est tout à la fois. C'est une idée qui appartient à l'esthétique d'un autre siècle, on ne peut pas demander ça au cinéma de notre époque, d'où la multiplication des fins ouvertes ou au "sens suspendu" : décollement du parachèvement moral avec le parachèvement esthétique.
Parce qu'aussi la morale a pris un sens restreint, elle est devenue la stricte prescription de règles, de devoirs, elle est intrinsèquement punitive : Haneke croit encore à la vertu moralisante/moralisatrice du cinéma, sauf que c'est un grincheux et que ce n'est pas en son sens que la morale m'intéresse.


"La morale touche au fait de se perfectionner, c'est-à-dire de devenir meilleur. C’est là qu’on dépasse la question de la politesse. Un perfectionnement qui n’est pas savant (ils ne vont pas connaître plus de mathématique après leur remariage), ni pratique (il ne s’agit pas de devenir meilleur bricoleur ou meilleur basketteur ou meilleur chirurgien) mais juste moral au sens de questions quasi-mondaines comme : comment se comporter avec sa femme quand on reçoit des invités (avec des interrogations du type « si je la laisse trop parler, les gens vont peut-être se moquer d’elle, parce qu’elle va encore s’emporter, alors que c’est ce qui la rend drôle et même désirable pour moi, mais si je parle trop, elle va dire que je ne sais pas la laisser recevoir.. »). On voit le difficile équilibre, car cela flirte toujours avec la question de la seule politesse. La frontière est ténue."  Serge Bozon http://www.elumiere.net/numero5/bozon.php



Ce n'est pas la leçon de morale qui m'intéresse, ce qui m'intéresse c'est la tonalité morale, le fait de faire basculer dans la morale ce qui a priori ne lui appartenait pas : c'est Moretti, agressé par les mots, le langage d'une journaliste dans Palombella Rossa, c'est les épiphanies conjugales à la fin de chaque conte moral de Rohmer : on atteint ici l'extrême inverse de la morale dite littérale, on est au coeur du mutisme conjugal, du temps du film comme accumulation inconsciente de vécus qui se conscientise au dernier moment, à la fin du film. Si on y regarde de plus près le miracle que Rohmer filme dans Conte d'hiver est, dans mon souvenir, présent dans la majorité de ses films.
Un grand moraliste est celui qui dit : la morale ce n'est pas une cuillère d'huile de foie de morue à avaler, mais plutôt un festin, une grande partie de jeu de société ; le sport favori de l'homme. Wilder est comme ça.

Rohmer, Woody Allen, Moretti : trois machines à moraliser. Ce ne sont pas seulement des cinéastes qui me plaisent, ce sont d'abord, comme on parlerait de ses vêtements préférés, des cinéastes qui me vont. Ce que je garde de leur cinéma c'est presque davantage que les personnages, les arrières-plans sur lesquels ils se dessinent : canapés, trottoirs, cafés, restaurants, salles à manger - je garde d'abord le goût d'une mise en situation, d'un pull qui côtoie un canapé, du plaisir d'être entouré de la matérialité des choses : Rohmer filme ça d'une façon qui me touche au plus profond : c'est une certaine façon qu'ont les doigts de s'emparer des objets (et les bouches de s'emparer des mots), de les toucher, c'est les héroïnes rohmériennes qui préparent leurs sacs avec méticulosité. On descend un escalier, on achète une théière ou une chemise, ce que présuppose tous ses actes c'est la joyeuseté inhérente avec le fait d'être au monde. Pas l'impression de délirer au sujet de Rohmer : cela se trouve dans tous ses films, et c'est quelque chose de son classicisme qui parle ici, on dirait qu'il filme de gros vivants parce que lui ne sait pas faire, que ça lui fait plaisir de voir ça. Il y a une part de voyeurisme dans son cinéma, comme il y a une manière voyeuriste qu'ont ses acteurs de débiter leurs dialogues : on dirait qu'ils veulent voir apparaître les mots. Faire un film, c'est ce que Rohmer met de pudeur lorsqu'il veut voir le monde d'un peu plus près.

En résumé, si on voulait faire les kékés, on pourrait dire qu'il y a le cinéma-monde et le cinéma-au-monde.

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