dimanche 16 juin 2013

Vu quelques films de Jean-Claude Biette (Le champignon des Carpates, Le théâtre des matières, Loin de Manhattan, Le complexe de Toulon), j'avais déjà vu Saltimbank.
Pierre Léon a parlé de ce qui me gênait dans ses films en disant que Biette ne s'embarrassait pas de transitions, de chainons narratifs et explicatifs, qu'il écrivait parfois de longues scènes d'explication mais finissait par ne pas les tourner. C'est ce qui reste des films, une sorte de narration labyrinthique où l'existence est collée à l'existence. Et l'existence, c'est faire des visites, pénétrer un lieu, s'entretenir avec quelqu'un : aller à un entretien d'embauche, donner rendez-vous, aller dîner chez un ami, se rendre au théâtre. J'aime énormément cette idée de la visite.

Il y a, quand même, une sorte de décalage entre mon attente de ses chaînons et l'absence de ses chainons qui m'empêchent d'être attentive aux clés du film là où elles se trouvent, c'est-à-dire sur cette sorte de nappe désertique, de scène de théâtre de fortune où les scènes sont posées les unes à côté des autres plutôt que considérées comme les éléments d'un même ruban narratif, d'une même totalité organique.

Chez Biette, pas de substrat, et l'image me revient, c'est celle que j'avais déjà en tête pour Hong Sang-Soo : ce sont des cinéastes qui glânent, des petits enfants qui ramassent des cailloux, des bricoles sur le sol, de l'aléatoire qu'ils collectent et s'autorisent à  rassembler sous une même étiquette, une même "collection" : un film. Biette trouve des jeux de mots, Hong Sang-Soo trouve des petits bouts de papier, des limaces sur le sol.

Les premiers films vus me déconcertent un peu comme on peut être déconcerté par l'arrivée d'une personne peu commune, non encore identifiée et qu'on mettra toute la soirée à apprivoiser mais non pas en la quadrillant par notre système mais en se faisant quadriller par la personne elle-même. Comme s'il y avait une façon de comprendre en altérant et une façon de comprendre sans altérer la chose, c'est comme ça qu'est venu à moi Le complexe de Toulon, dans son dénuement et sa malice.


La malice au cinéma, j'ai compris ce que c'était et son importance en voyant les films de Moretti et de Wilder. Elle se déduit de certaines séquences, de film comme Sept ans de réflexion où Tom Ewell monologue tout seul, utilise des périphrases pour exprimer sa misère sexuelle et son mariage décevant. La malice est souvent une affaire de clandestinité, d'humour fait à soi-même, alors que l'humour est davantage socialisé, gagnant, la malice est tournée vers soi, elle est au bord de l'imperceptible, c'est l'humour du prisonnier. Chez Wilder elle passe alors par le détournement d'objets : la raquette-passoir dans La Garçonnière porte un peu de la solitude de Jack Lemmon. Bazin parlait des objets méchants chez Chaplin, la malice c'est la façon qu'à la maladresse de se réconcilier avec les objets, de trouver sa propre grâce, derrière le dos des objets. Wilder fait des films tristes qui s'obligent à sourire, et c'est pour ça que Sept ans de réflexion est magnifique.

Chez Biette c'est davantage une tonalité qui parcoure ses films, un truc que je commence à beaucoup aimer au cinéma, c'est une forme d'obligation de la joie, de profondeur dans la joie. Il y a ça dans Tip Top par exemple. Il y a des films qui font leurs preuves en se concluant par une sorte de "en fait je suis triste", comme si on avait été balloté pendant tout le film et qu'au moment de se poser un peu on ne trouvait que la tristesse, un vague à l'âme trop mal défini. C'est par exemple le dernier plan dispensable d'Un monde sans femmes de Guillaume Brac. (j'aimerais faire des listes d'exemples mais je fonctionne avec ma mémoire immédiate)

La tristesse est, apparemment, facile à reproduire, parce qu'elle est une affaire de sens suspendu, pas besoin de la signifier précisément pour l'invoquer, il suffit de lui tourner paresseusement autour. C'est ce qu'on croit, mais c'est plus compliqué que ça de faire des films tristes, et il faut la même précision avec laquelle composent les bonnes comédies.

La joie, la vraie, celle qui fait autant pleurer que la tristesse, est plus dure à signifier, à l'image de la précision rythmique que suppose le burlesque, c'est une affaire d'acupuncture, de clarté, et non de louvoiement. Il est facile de filmer des moments joyeux, pas facile de faire planer la joie sur un film.
Dans sa plénitude, la joie à des contours, la tristesse dilue les siens.

Il y a une scène magnifique entre Ysé Tran et Jean-Christophe Bouvet, dans Le complexe de Toulon, une scène dont Bozon dira plus tard que "c'est ce que rêverait d'écrire Bonitzer". Allongés sur le lit Bouvet parle à sa copine, lui dit des choses très belles, comme quoi la nuit il sait qu'elle se transforme en petit garçon.
Il faudrait la décortiquer pour arriver à y voir clair dans cette histoire de profondeur en surface, de joie qui émeut. Ce qu'il y a de magnifique dans cette scène c'est qu'elle se refuse à l'incommunicabilité, ce qui est une des caractéristiques de la joie. Ce qui va avec le refus de la psychologie. La psychologie c'est envisager les dialogues comme devant être triviaux et cumulatifs. On est psychologique quand la parole accumulée commence à signifier un certain état d'esprit, et quand cette parole est en même temps réduite à des échanges utilitaires, "elle est où maman ?" "ouais ouais / nan nan", "je descends chercher la clé", langage qui s'approcherait donc de celui qu'on utilise dans la réalité, créateur d'angles morts qu'envahirait par la suite le psychologique, souvent proche du marmonnement naturaliste - je pense ici à Belle Epine. Le cinéma ne parle plus comme dans les films et les personnages ne s'appartiennent plus eux-mêmes, mais appartiennent à leur psychologie, ils sont à fleur de peau.

A cela répond l'artificialité exprimée dans les jeu de mots qui sont dans les films de Biette, à une certaine éloquence et écriture qui signifie "tout est là, à la surface des mots", on peut se fier aux mots, il n'y a pas d'imprévisibilité psychologique, de renfoncement - tout est tourné vers le dehors. Ce qui fait que Biette ne semble pas pouvoir évoquer une histoire d'amour, son égoïsme, son clair-obscur, mais lui préfère l'amitié, le travail, la famille.

La très belle scène évoquée plus haut, c'est comme si elle nous posait les questions suivantes : peut-on parler à une femme comme si notre désir pour elle, et l'image qu'on a d'elle, la concernait autant que ça nous concerne ? Comme si elle pouvait y faire quelque chose, comme si elle pouvait prendre part à l'amour qu'elle inspire.
C'est ce qui gêne devant un film comme Comment je me suis disputé de Desplechin où l'on parle de sexe entre potes, où l'on filme des gorges et des petites culottes parce que les filles coïncident avec leur image, sont l'envers du narcissisme masculin - puis le film devient très beau quand Emmanuelle Devos vit toute seule, mange ses yaourts et va chez le gynéco, parce que justement, c'est son regard à elle qui se plie sur elle-même, et non plus celui d'un homme-qui-aimait-les-femmes.


Toujours un peu étrange de voir ce genre de plans, en même temps très beau, en ce que leur équivalent masculin n'existent pas au cinéma, comme si la collection de pulsions scopiques-érotiques était condamnée, pour les femmes, à ne jamais commencer.

Autre leçon apprise, ou plutôt confirmée, lors de cette scène au lit dans Le complexe de Toulon : l'idée qu'il faut poser la beauté en passant, sans s'y arrêter, on la pose ici avec la même négligence avec laquelle on poserait autre chose, on ne l'enrobe pas des alertes de sa présence. Son aura est rentrée, on la met au même niveau que le reste. Une belle scène doit s'avancer avec les pas feutrés du banal, la beauté doit être présente mais négligée : au cinéma, la beauté dure le temps de sa disparition. Quand je pense à mes scènes de films préférées je remarque que c'est la condition sine qua none de leur réussite.

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