dimanche 2 octobre 2016

Le Fleuve de Jean Renoir (1951)



On nous dit d'abord que c'est l'histoire d'un premier amour, celui de Harriet, jeune anglaise expatriée pas encore pubère, qui essaye naïvement d'envoûter le capitaine John avec les poèmes et les histoires qu'elle écrit sans comprendre que le capitaine est davantage ensorcelé par la beauté de son amie Valérie.
 Pas encore femme, Harriet n'a que ses histoires pour se défendre et pour séduire. Un jour, elle vient interrompre une scène de flirt entre Valérie et le capitaine pour leur raconter l'histoire qu'elle vient d'écrire à propos du dieu Krishna. A la fin du récit, mis en image par Renoir, son amie lui répond "Ce n'est pas l'histoire de Krishna, mais d'une fille quelconque", ajoutant que cette histoire banale n'a pas de fin puisqu'elle est vouée à se répéter avec l'enfant de cette fille quelconque. Ainsi, dans la tête de la jeune fille, qui est l'un des plus beaux personnages de jeune fille de l'histoire du cinéma, il y a des banales histoires de prince charmant et de bonheur conjugal qui se prennent pour des récits sacrés. C'est un peu pour ça aussi que se prend Le Fleuve, le récit d'un banal bonheur familial, perçu rétrospectivement comme un âge d'or, un âge sacré. De même qu'on nous dit que c'est l'histoire d'un premier amour, or c'est d'abord l'histoire des premières grandes peines de Harriet, l'histoire, par la douleur, de sa naissance au monde. Le Fleuve aimerait ne rien nous raconter d'autre que ce mouvement intégrateur dans lequel est pris Harriet, que cette connexion de toutes les choses entre elles qu'elle finit par pressentir. C'est un film entièrement tourné vers une sensibilité et qui tente de nous restituer ce qu'elle sent et comment elle sent. Ainsi les événements importent peu au regard de cette connexion cosmique, et dont la famille, et la psyché d'une jeune fille, en serait une version à taille réduite et dès lors observable. (Sur la famille et sur ce bonheur sans histoire, la comparaison entre Le Fleuve et Meet me in Saint Louis de Minnelli pourrait être belle et fructueuse.)

Renoir voyage en Inde et en voyageant, trouve l'exact décor de ce qu'il a toujours voulu filmer, de ce qu'il a toujours pensé (voir Renoir le Patron de Labarthe) et qui est en opposition totale avec la rationalité occidentale qui cherche à séparer, à opposer, à discriminer ce qui a toujours fonctionné ensemble : vie et mort, création et destruction, profane et sacré, bonheur et douleur. Toute la beauté du Fleuve tient à cette façon de susciter en nous chacun de ses termes en même temps que son opposé, de les rendre indissociables, de susciter en nous la plénitude "cosmique" qui est celle d'Harriet à la fin du film "Aujourd'hui l'enfant est là, et nous aussi, et le fleuve et le monde."
Et Harriet adulte de répéter son poème d'enfance : "Le fleuve coule, la terre tourne. Midi, minuit, soleil, étoiles, le jour finit, la fin commence." Cette "plénitude cosmique" va de pair avec une forme de stoïcisme qui voit, au-delà des micro-évènements, l'harmonie du monde. Et ce n'est pas un vieux sage qui le perçoit, mais une jeune fille.


Ainsi le drame intime, la mort d'un enfant, doit se comprendre comme un moment de l'harmonie du monde. C'est ce que comprend Harriet, cette jeune fille écartelée entre deux périodes : entre son enfance et le moment où elle deviendra une femme. Ce corps révolté, qui bientôt trouvera sa place et sa fonction dans cette harmonie mondaine. J'en veux pour preuve le fait qu'elle passe du corps d'une jeune fille à celui de voix-off qui commente tout le film, voix désincarnée, un corps qui est passé ailleurs, dissous dans le fleuve, dans le monde.
C'est elle le corps de cette réconciliation, ce corps d'abord déchiré, divisé, avant d'être dissous. Ce corps qui s'exclamera, lorsque sa mère lui expliquera qu'elle jour elle sera en âge de procréer, "je déteste les corps". Car ils ne sont rien, car ils séparent ce qui à vocation à ne faire qu'un : les animaux, le moi, le monde, les nouveaux nés et les étoiles; emportés dans le courant de la vie dont le fleuve en figure la limpide métaphore. Trois ans après, sortira French Cancan, version adulte et libidinale du Fleuve, ou alors pourrait-on dire que Le Fleuve est une version pour jeunes filles, une version bien peignée de French Cancan. Le french cancan se substituant au fleuve pour métaphoriser ce courant vital, ce flux qui contient toutes choses en son sein, et dont le mouvement compte plus que les micro-mouvements parfois morbides qui le composent. Drames, peines et petites morts en tout genre trouvent leur place et leur justification dans ce mouvement intégrateur plus fort que tout, révèlent ce qui, en eux, tient d'une forme de naissance.

1 commentaire:

  1. Car j'ai découvert les deux films sur la même période, la comparaison qui m'est naturellement venue (elle m'a sauté aux yeux) est celle avec Le narcisse noir (très beau, mais film "colonial" contrairement au Fleuve).

    Mais à réfléchir, peut-être un peu rapidement, à une comparaison Fleuve-Chant du Missouri, deux films sur une famille "menacée", il me semble toujours que Le fleuve est ouvert à l'autre et pas le Chant du Missouri, non pas qu'il y ait refus de l'autre, mais il y a me semble-t-il un retranchement, un repli sur le foyer (qui s'explique par le contexte de guerre -1944- en partie) auquel l'autre échappe totalement : film tourné à l'étranger, qui mêle plusieurs cultures et auxquelles la famille anglaise jamais ne se ferme ; film par ailleurs "cosmogonique" (vous parlez de "connexion cosmique") ce que celui de Minnelli n'est absolument pas.

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