dimanche 21 février 2016

deux trois choses sur Le Dictateur de Chaplin (1940)



Je viens de revoir le Dictateur de Chaplin. Encore un de ces films qui souffre certainement de ne pas être revu. Un film dont la réputation un peu trop académico-pédagogique le précède et nous en barre l'accès. A l'époque je n'avais pas été sensible à toute la radicalité du geste (généralement je ne suis pas sensible à la "radicalité" d'un geste, mais là ça compte), à l'intelligence de sa forme : on dirait que là, tous les choix opérés par Chaplin relèvent d'une sorte d'évidence éblouissante, on n'aurait pas pu faire mieux. Tout est moyen d'expression, tout dans la forme est mis à profit pour faire passer l'idée d'oppression.

En fait d'évidence, il est certain que les quelques idées que j'ai sur le film se trouvent certainement ailleurs, sinon partout, dans d'autres textes sur le film.

- D'abord, si déjà à l'époque la structure du film m'apparaissait non conventionnelle (il faut se rappeler que le film met 30 minutes avant de nous montrer le retour du barbier dans sa boutique), cette fois-ci je comprends ce qui motive un tel choix. Le Dictateur obéit à une sorte d'organisation pyramidale du récit : ce qui se décide dans les séquences avec Hynkel finit par s'abattre sur celle avec le barbier. Tout le film s'emploie à filer cette idée : des êtres ne sont plus la cause de ce qui leur arrive, ils sont dépossédés d'eux-mêmes et de leurs actions, dès lors la cause ne peut que se trouver dans une séquence étrangère, une séquence qui se trouve avant la leur, mais surtout au-dessus de là leur. Les causes se trouvent dans les séquences avec Hynkel, les effets dans les séquences avec le barbier. Quand Hynkel délibère c'est Dieu qui délibère, nous dit la structure.


- Le Dictateur
est également un grand film sonore, un film sur la reproductibilité du son et sa faculté d'oppression, puisqu'on le rappelle, la voix et la langue (ce pur concentré de haine) de Hynkel, ces vociférations font se tordre les micros qui se trouvet placés devant lui. Plus tard ce sera le barbier et Hannah (Paulette Goddard) qui se précipiteront pour échapper à la voix de Hynkel annonçant le retour de l'oppression dans les ghettos juifs. Cette voix agit littéralement sur leur corps, elle est filmée comme une tempête dont il faut se protéger au risque d'être emporté - Chaplin exécute ainsi une danse grâcieuse et terrorisée. Entre les séquences de Hynkel et celle du barbier il n'y a finalement que les nouvelles à la radio, dans les hauts-parleurs et dans les journaux qui peuvent établir un contact, bien évidemment à sens unique. Les personnages s'informent de ce qu'il se passe et se décide de l'autre côté du film grâce aux média et la reproductibilité technique est ici sans cesse thématisée. Chaplin sait qu'il ne peut pas faire un film sur la guerre sans faire un film sur les média et c'est peut-être ce qui donne cette hétérogénéité au film qui est comme un patchwork d'humeurs, une succession de petites saynètes comportant chacune de quoi rire et de quoi pleurer, avec parfois des regards caméras, des danses, des frontpages, des discours, des intermèdes poétiques, puis soudain une volonté de documenter directement l'horreur, et tout à coup le film se rembrunit. C'est une forme d'arbitraire qui régit les humeurs du film, une sorte d'inquiétante imprévisibilité : le rapport de mimétisme entre la forme et le sujet est en cela total. 


Rien de plus limpide que ces fondus-enchaînés :
                                     
- Il était évident que Chaplin devait jouer à la fois Hynkel et le barbier, tout simplement parce qu'il n'y a que comme ça que l'organisation pyramidale peut être parasitée de l'intérieur, détournée. Il n'y a que comme cela que le film éparpillé entre deux types de séquence, peut enfin se rassembler. Les séquences-barbier kidnappent les séquences-Hynkel dans l'ultime discours humaniste du barbier. Le film n'est plus deux, il est un. La hiérarchie d'alors s'évanouit, le dirigeant et l'homme du peuple se confondent et se rassemblent en une seule et même personne, un seul et même corps.

- Comme le disait très bien Jean Narboni dans son essai qu'il a consacré au film (Pourquoi les coiffeurs ?, Capricci, 2010), le Dictateur illustre parfaitement la thèse de Walter Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique :

"La possibilité de diffuser la voix d'un orateur auprès d'un très grand nombre d'auditeurs dans le temps même où il parle, et celle de présenter peu après son image devant un nombre indéfini de spectateurs font passer l'exposition de l'acteur devant l'appareil technique, et la relation qui s'ensuit avec les masses, au premier plan du processus.
Benjamin poursuit en débordant le cadre du jeu artistique, notant ce fait décisif que le bouleversement s'est aussi produit dans le domaine politique. L'exposition à la technique et la relation aux masses les contraignent, s'ils veulent réussir dans leur entreprise, à assumer et contrôler un certain nombre de performances dont la qualité opérera une sélection des meilleurs. Et de cette sélection, Benjamin conclut dans la première version de son essai que ceux qui sortent immanquablement vainqueurs sont le champion sportif, le dictateur et la vedette. Abandonnant le champion dans les versions ultérieures, il laisse seuls en jeu le dictateur et la vedette.
"

- Si on considère le Dictateur d'abord comme un grand film sur la technique, c'est-à-dire un film sur les média de masse, sur la reproductibilité technique d'un dictateur et sur une moitié du film qui en opprime une autre, alors le dernier plan et surtout la dernière réplique du film finissent de nous conforter magnifiquement dans cette idée. J'avais d'ailleurs peur que Paulette Goddard ajoute quelque chose à cette dernière réplique tant celle-ci ajoute encore un degré d'intelligence au film, l'éclaire et l'informe une ultime fois. Exilés en
Österlich qui s'apprête à être envahie, Mr Jaekel demande à Hannah si elle a entendu le discours pacifiste de Hynkel à la radio. Mais pour Hannah, et surtout pour Chaplin qui décide de terminer par cette réplique, il y a peut-être plus beau et plus important qu'un discours diffusé à la radio, plus crucial que n'importe quelle bonne nouvelle radiophonique (comme si même les bonnes nouvelles étaient de la pollution médiatique), et c'est le silence.




[ajout]



il y a un autre détail qui ajoute au fait que le Dictateur est un grand film sonore. Ce sont deux scènes qui se suivent : d'abord celle où Hynkel exécute sa danse éthérée avec son ballon globe terrestre sur du Wagner. On remarque que la musique ne vient de nulle part, elle est extra-diégétique : c'est le désir de Hynkel qui la suscite, la provoque.

Cette scène est tout de suite suivie de la fameuse chorégraphie du barbier qui rase son client au son de la Cinquième danse hongroise de Brahms. La scène s'ouvre même sur un plan de la radio qui annonce joyeusement "Travaillez en musique". Dès lors la danse qu'exécute le barbier, bien qu'encore gracieuse, n'a plus rien de joyeux (le Dictateur est peut-être même un film sur ce que j'appelerais la grâce triste) : elle ne prend pas appui sur le son mais est comme exigée, imposée par la musique qui sort de la radio (ici donc la source est diégétique). Ce n'est plus la danse qui suscite la musique mais la musique, et plus particulièrement un programme radiophonique, qui impose la danse.
Pour autant, dans le Dictateur toutes les mimiques et les chorégraphies du barbier Chaplin recèle une ambiguïté : elles oscillent entre la grâce d'un corps qui danse librement et l'oppression d'un corps balloté et tordu par des événements historiques transformés en événements sonores (l'arrivée d'une milice, les vociférations d'Hynkel et les mauvaises nouvelles radiophoniques). La fragilité dansante du corps de Chaplin, qui ne sait jamais s'il est malmené par le monde ou s'il obéit à sa volonté propre, est ici idéale pour exprimer cette ambivalence. A ce moment-là il est impossible de savoir qui remporte la manche, impossible de savoir si le barbier danse parce qu'il est libre ou parce que c'est un pantin.

Sur cette dernière scène Narboni écrit : "en surimpression de la scène de rasage chaplinienne il n'est pas interdit de voir des cohortes de jeunes aryens blonds endoctrinés se livrant à une saine gymnastique au son du même Brahms."







1 commentaire:

  1. "la grâce triste", difficile de trouver une expression qui colle mieux que celle-là si on devait résumer chaplin.

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