dimanche 6 novembre 2016

Capra : de plusieurs, un



Vu Meet John Doe, revu Vous ne l'emporterez pas avec vous, et découvert le sublime woman's picture Forbidden

Découvrir le cinéma américain, c'est d'abord découvrir Capra, La vie est belle, Mr Smith au Sénat, puis le mettre de côté pour découvrir des cinéastes plus "complexes" : Ford, Lang, Preminger, par exemple. Il devient un de ces cinéastes aux films lointains, qu'on ne revoit pas mais dont on garde le goût. On préfère des cinéastes plus subtils à son manichéisme, son "populisme", sa lutte des classes façon Walt Disney. On le délaisse comme on délaisse l'alphabet pour apprendre à faire des phrases, puis on y revient et on finit par l'aimer grâce à tout ce qu'on a découvert du cinéma américain.
Mais j'ai l'impression que Capra reste quand même à part : là où l'on décèle une certaine tranquillité du style chez les grands maîtres hollywoodiens, une sorte d'élégante placidité, c'est plutôt une sorte d'électricité que révèlent les films de Capra, un enthousiasme littéralement débordant, dégoulinant, qui confère à son style sa célérité, son enthousiasme. Les grands maîtres hollywoodiens sont des "sages" effacés, Capra un homme-enfant qui ne cesse de mettre en scène ce qu'a été sa propre histoire, comme si ses films rejouaient inlassablement un sentiment autobiographique, le sentiment d'une ascension.

Cette ascension correspond à son enthousiasme qui rime chez lui avec célérité : le style s'accélère, les fondus enchaînés se déchaînent, on sent la montée d'euphorie. Et puis les périodes d'accalmie, les "dépressions". Il faut alors parler, le montage ne suffit plus : ce sera les longues tirades qui elles-mêmes aboutiront à des montées d'euphorie. C'est par la rhétorique au service de la vérité qu'on réveille tout un peuple, et qu'on relance tout un film.

Les films de Capra suivent une ligne sinusoïdale, voire cyclothymique, celle d'un enthousiasme chevillé au corps, celui de Capra, qui cherche à se faire peur, qui parcourt un chemin pavé d'embûches sans jamais perdre de vue son optimisme ontologique. Ce qui produit une sorte d'expressionnisme lové à l'intérieur même du récit, du montage et de la narration. La lutte entre l'ombre et la lumière n'a rien d'abstrait, elle recoupe la lutte des classes. Les mines renfrognés des milliardaires corrompus, contre l'allure dégingandée, aérienne, et les visages épanouis des gens du peuple.
Rapacité d'une classe corrompue, contre profusion du peuple, "flux de peuple" qui dégouline généreusement du film. Peut-être que toutes ses histoires ne servent qu'à ça : à littéralement donner forme au peuple, même si cela veut dire, la faire émerger d'un contraste un peu trop manichéen. Il y a ainsi des plans magnifiques sur des visages d'inconnus, dont on sent que, même si le plan ne dure quelques secondes, il importe à Capra que chaque visage y soit bien apparent, bien visible. Flux de peuple qui afflue toujours à la surface du film, comme quelque chose d'impossible à contenir. Non pas quelque chose d'encombrant, mais quelque chose avec lequel il va falloir composer, une entité qui oblige, qui confère des devoirs, qu'on ne peut pas nier et qu'il faut regarder en face. Que les visages se distinguent, cela permet à Capra de ne pas s'abandonner à filmer l'inquiétante psychologie des foules (le peuple n'est foule que lorsqu'il est en colère) mais plutôt la sensibilité du peuple. Le peuple, c'est quand dans la foule, on distingue les visages. Et l'anonymat de ces visages leur confère toute leur dignité.








D'où "John Doe", ou dans Forbidden, "Jane Doe" : le nom des sans-noms, des anonymes, nom qui peut finalement contenir tous les noms, nom qui ne nomme pas un seul, mais tout le monde. Tout le contraire du nom qui désigne : un nom inclusif, qui accueille tout le monde. John Doe c'est le nom idéal de l'Amérique. Dès lors Stewart et Cooper ne sont pas des chefs charismatiques, mais les visages et les noms du peuple, comme pouvait l'être à la même époque  Gabin. On filme leur visage pour filmer une idée, pour contenir une multitude dans un visage. Et la multitude n'est jamais loin, elle dégouline des prisons, des stades, des tribunaux, des rues; elle est partout chez elle.
On découvre les films de Capra, on les oublie, on y revient, mais on sait qu'il est le cinéaste qui nous aura donné le plus intuitivement, le plus limpidement, le plus simplement donc le plus naïvement, le sentiment sans mélange de l'idéal démocratique : lorsque l'image d'un visage coïncide avec l'image d'une multitude, lorsqu'un visage représente (au sens littéral et politique) une multitude. C'était d'ailleurs le sens de la devise américaine, avant qu'elle ne soit remplacée par "In God We Trust" : E pluribus unum : "de plusieurs, un" ou encore "un seul à partir de plusieurs". On a pu croire Capra simpliste, son cinéma se pare en fait de l'éclatante simplicité d'une devise.