lundi 10 août 2015

Sur John Flynn et Johnny Guitar



Rétrospective John Flynn à la Cinémathèque. Je commence avec The Outfit dans une salle presque pleine. Je m'asseois à côté de Y., à l'issue de la séance j'ai le sentiment qu'il a aimé le film, il n'en est rien : cette torpeur que je lui décris, le mène, lui, "à la limite de l'endormissement". Cette absence de virtuosité, je la mets sur le compte de sa réussite, pas lui.
 J'ai pris l'habitude de voir surgir durant la projection d'un film des mots qui pourraient le résumer, être comme des sortes de balises dans l'idée d'une potentielle critique. The Outfit en quelques mots : torpeur, calme, film poisseux, méticulosité placide du revenge movie,. Bien loin d'une sorte de "dépense" bataillienne ou de décharge formelle. Les films de Flynn ont ceci d'incroyablement plaisants qu'ils mêlent le formatage du genre tout en laissant toute la place au geste d'auteur. Ce serait même trop bête d'opposer les deux, tant l'un est coulé dans l'autre, tant Flynn semble ne s'épanouir que dans une heureuse contrainte. Comme si le genre et ses codes étaient le squelette du film sur lequel viendrait s'accrocher la chair du geste d'auteur. Mais ces oppositions sont bien insatisfaisantes, dans la mesure où chez Flynn et chez les grands cinéastes, elles n'existent pas. C'est une même pâte  homogène, dont les ingrédients restent indissociables.

 D'où le sentiment d'une terrible harmonie, profondément jouissive à constater, et d'une maîtrise tranquille et humble, jamais démonstrative. John Flynn n'affiche à aucun moment un morceau de bravoure qu'il arracherait à son film, il y a chez lui la tranquillité et la décontraction de l'artisan, jamais inquiet quant à savoir à quel moment son film lui appartiendra, à quel moment il pourra y apposer sa signature, aucune démonstration de puissance donc, mais une sûreté du geste. Cette absence d'hystérie et ce calme sont d'ailleurs la véritable preuve de virilité pour un cinéaste (au sens d'affirmation de soi), et c'est sans doute ce qui me touche le plus chez Flynn, du moins dans The Outfit.

 Et si les acteurs sont toujours un reflet de leurs auteurs, on comprendra que Robert Duvall (The Outfit) et James Woods (Best Seller) soient aussi émouvants chez Flynn. D'abord Duvall, dont la qualité de la présence tient de la qualité du bois : épais, solide, silencieux, imposant. Non pas donc stone face mais wood face et même wood body. Que ce soit James Woods (Best Seller), William Devane ou Tommy Lee Jones (Rolling Thunder), le héros flynnien fait preuve d'une obstination à toute épreuve. Résolu et impassible, ces qualités n'en font pourtant pas d'eux des êtres froids, mais bien tout le contraire : leur capacité être affectés par quelque chose ne tient en rien à leur capacité à exprimer, extérioriser cette affection, mais bien à "encaisser". Encaisser jusqu'à un certain point : puisque les héros flynniens encaissent dans la mesure où ils se savent sur le point d'être vengés. C'est le scénario on ne peut plus schraderien de Rolling Thunder que Schrader devait initialement réaliser. On voit très vite comment les obsessions de Schrader se coulent idéalement dans les marottes de Flynn, même si l'on peut évidemment déplorer la débauche de violence finale, qui dans leur outrance rappelle la figuration fantasmatique que Schrader se fait de l'enfer (une maison close donc). Le film change de régime, parce qu'à cet instant il devient mental, et que ce n'est qu'en devenant mentale, irréelle, que la vengeance, chez Schrader, peut avoir lieu (la fin de Taxi Driver). 


On pense aux cinéastes classiques (Ford, Walsh, Ray), pour cette efficacité généreuse, cette façon d'être tout à la fois expéditif et attentif, notamment concernant les personnages secondaires qui, en quelques scènes, vibrent de toute leur présence. Cette façon de donner un maximum d'amplitude aux personnages secondaires concerne surtout les personnages féminins. Mais déjà cette phrase mérite, chez Flynn, d'être doublement corrigé : il n'y a pas de personnages secondaires de la même façon qu'il n'y a pas de personnages féminins qui viendrait servir de "touche féminine" à un film (de ce point de vue, j'ai d'ailleurs la nette impression que les femmes étaient mieux loties à l'âge du classicisme que dans les années 70) : il n'y a que des personnages. Ce n'est pas parce qu'un personnage apparaît moins longtemps qu'un autre dans un film qu'il doit être moins bien dessiné, bien au contraire, il prend de l'ampleur par la simple force de suggestion du cinéaste. La pudeur flynnienne, dans tout ce qu'elle ne montre pas et ne dit pas et dans tout ce qu'elle suggère (la solitude de Jane Greer dans The Outfit), arrive à créer ce sentiment d'intimité complice entre deux êtres, entre deux hommes ou entre un homme et une femme. 
Pudeur, comme art de suggérer plutôt que de montrer, s'il ne devait rester qu'un mot pour qualifier le cinéma de Flynn ce serait d'ailleurs celui-là.





Se faufiler parmi la foule tranquille des touristes pour aller, à l'autre bout de Paris, vérifier quelque chose, vérifier qu'on a bien vu un film, vérifier la conformité de son souvenir. En l'occurrence, Johnny Guitar, dans une copie magnifique qui restituait la limpidité de l'air, le poids et la matière de chaque objet, toute la force tellurique du film dont le souvenir, très lointain, est comme une flamme rougeoyante. Il me restait le souvenir d'un film extrêmement figé, pétrifié par sa nervosité, et où le seul mouvement est introduit par des jeux de regards, c'est-à-dire par le montage : immobilisme des corps et mobilité de la mise en scène. Les corps sont tendus, aux aguets, chacun semble retenir de toutes ses forces la violence des affects (haine ou amour) qu'il possède en lui. La sécheresse figée de la mise en scène tient à ce que chaque plan tente d'afficher le masque d'une impassibilité tourmentée, qui se retient d'exploser. Jusqu'à la scène ultime où Dancing Kid et Emma, finalement les deux seuls vrais instigateurs de la violence, meurent, faisant tout de suite retomber toute l'électricité du film, le soulageant complètement - cette véritable boule de haine qu'est Mercedes McCambridge, qui ne lâche à aucun moment ce masque de petit garçon à la fois vipérin et frustré.
Johnny Guitar est en fin de compte un film autant énervé que languissant : langueur des esprits des deux femmes qui aiment deux hommes fuyants contre nervosité des corps et des comportements qui, s'ils se touchaient, s'enflammeraient certainement. Le frottement de ces deux ambiances paradoxales (mollesse des âmes contre raideur des corps) finit de produire un souvenir du film qui est aussi étrange que marquant, parce qu'on ne sait plus si on vient de voir un grand film lyrique ou un western écorché.
La langueur est elle entièrement contenue dans la chanson de Peggy Lee dont j'avais le souvenir qu'elle retentissait à un moment dans le film, or elle n'apparaît qu'à la toute fin même si l'air ne cesse d'être joué à plusieurs reprises à des moments surprenants, comme un violent ressac. L'utilisation de la musique apporte, dès le générique du film, quelque chose de déjà dramatique, comme si le passé éclaboussait le présent, et dans son imprévisibilité, elle agit sur le film comme un retour du refoulé, contenant tout le mouvement qui s'est absenté des corps.