jeudi 30 octobre 2014

Spiders from Walsh / sur The Man i Love de Raoul Walsh (1947)

Texte initialement publié ici : http://pierrecormary.hautetfort.com/archive/2014/04/04/the-man-i-love-par-murielle-joudet-5339954.html

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Après High Sierra et They drive by night, The Man I Love est la troisième et dernière collaboration d'Ida Lupino avec Raoul Walsh. Elle y joue une chanteuse de nightclub qui, ayant le mal du pays (« homesickness »), décide de partir le jour de Noël rendre visite à son frère et ses sœurs à Los Angeles. Elle finit par s'y établir, trouve un travail dans le nightclub d'un propriétaire qui la drague, s'occupe des siens et tombe amoureuse d'un ancien pianiste, San Thomas.
The Man I Love est un mélodrame urbain et pauvre, enveloppé dans la forme vigoureuse, fougueuse du réalisme Warner. La Warner était spécialisée dans la production de films vite tournés, au style journalistique, documentaire, privilégiant les plans en extérieur - on pense aux films noirs avec James Cagney, Edward G. Robinson et les films pré-codes Hays. De fait, The Man I Love se cale sur ce rythme urbain, donne à entendre le pouls d'une ville pendant la période des fêtes.

Le film s'ouvre sur de larges plans de New-York qui peu à peu se resserrent sur la façade d'un nightclub. Deux hommes  pensant le club ouvert tentent d'y entrer mais un autre leur signale qu'il s'agit d'un bœuf privé, « a private party for crazy people » - ce sera le programme du film. Et lorsque nous sommes autorisés à y entrer, nous découvrons Lupino noyée autour de ses musiciens chantant  « The Man I Love » avec cette langueur mélancolique propre aux chanteuses de nightclub. On comprendra plus tard que ce qui lui donne cet air si douloureux ce n'est pas tant la chanson que le fait qu'elle n'ait pas vu depuis longtemps les siens, « I'm homesick » dit-elle – un même regard exprime à la fois le mal du pays et la langueur d'amour. On remarquera que le film est baigné par un épais brouillard, brouillard de la ville et de la fumée de cigarette, brouillard de l'homesickness qui travaille au corps tous les personnages, chacun ayant le mal de son pays à lui, qu'il soit une femme ou un mari perdus, une famille éloignée, un amour qu'on attend. Le film semble ainsi répondre à une question : où se loge l'amour dans les grandes villes où, à première vue il semble être refoulé, absent ? Il se trouve dans les foyers, les nightclubs, les chambres d'hôtel, dans ces lieux protégés que sont les chansons, tous ces endroits secrets, scellés, dans lesquels le film nous invite à pénétrer.
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The Man I love donne le sentiment d'être une esquisse achevée dont toute la beauté se logerait dans la rapidité de son trait, dans cette légèreté dérisoire de papier journal dont les lignes imprimées nous délivreraient le grave secret des cœurs d'une poignée de personnages, d'une ville entière. C'est l'efficacité démocratique d'une chanson portée par une chanteuse qui offre sa voix au chagrin des autres, sa langueur de surface à ceux qui ont envie d'être langoureux. C’est cette même efficacité démocratique qui permet à Walsh cette extrême circulation entre les personnages. Chez lui, ce n'est pas une astuce de scénario qui daigne octroyer sa scène à chaque personne, c'est davantage un mouvement immanent au film, motivé par l'héroïne qui s'occupe des autres avant de revenir à ses occupations – déjà Lupino est metteuse en scène à l’intérieur du film. Ce qui confère au film cet aspect organique, naturel, loin du film choral découpé en tranches égales artificiellement liées entre elles par une petite soudure scénaristique, ce souci trop souvent lourd et volontariste du second rôle, cette épaisseur de surface qui est l'intérêt qu'on octroie à un rouage. Ici ces allers et venues ont le naturel de la vie, où l'intérêt que l'on se porte à soi influe et reflue à la surface, où l'on s'éclipse du premier plan pour jouer son rôle de sœur, d'employée, d'amie – le centre du film se déplaçant en fonction de qui on aime et de qui on soigne, créant au final une sorte de réseau d'amour. The Man I Love se calque sur l'anonymat des métropoles urbaines, ces métropoles dont nous sommes les éternels personnages anonymes et intermittents, comme Lupino l'est ici.
C'est cette douce modestie affairée de city girl que Lupino charrie dans son jeu, trop occupée pour avoir le temps de tenir son premier rôle, permettant au centre de se redistribuer sans cesse jusqu'à se dissoudre pour lui préférer l'aspect d'une toile d'araignée – on pense à la façon dont Minnelli arrive à faire rapidement exister des groupes de personnages en déduisant un portrait d'une série de relations, comme on recoupe des témoignages pour se faire une idée sur une personne.

L'indépendance de Lupino a quelque chose de très réaliste : elle n'a rien d'une vamp, le film étant trop pragmatique pour lui laisser le temps de l'être. L'amour de cinéma est habituellement le fait d'une élite amoureuse où les questions pragmatiques, si elles étaient traitées, risqueraient de parasiter l'avancée de l'histoire. Au contraire ici, c'est la nécessité qui fait avancer l'histoire, la nécessité de gagner sa vie ou de s'occuper de ses enfants - comme c'était déjà le cas du magnifique « Une femme dangereuse » (They drive by night) qui filmait le monde des routiers. De fait, dans la série B non cantonnée à un genre (on peut penser aux comédies et drames sociaux de Gregory la Cava), le réalisme est de mise et il devient naturel que le film, dans son mouvement, emporte avec lui une image du monde. Lupino est une femme qui s'en sort, qu'on voit au travail, qui s'achète d'extravagantes robes du soir (touchantes sur le corps si gracile de l’actrice), et des chapeaux qu'elle n'arrête pas de trouver finalement ridicules  – comme une femme qui persiste à porter des tenues qui ne lui vont pas, et qui sont d'ailleurs davantage des tenues de travail que de soirées.

Autre question que pose le film : quand trouve-t-on le temps d'aimer ? Là encore, on fait l'amour quand l'agenda le permet. Urbanité oblige, le couple s'aime dans les marges, bousculé par les autres intrigues. C'est que la vitesse est le mot d'ordre, l'idée de Walsh est de filmer un amour interstitielle, qui se cherche une place au lieu de prendre toute la place. Ici le trait vite esquissé prévaut sur le développement : tout le monde sait qu'on trace plus facilement une ligne droite d'un seul coup que par petites touches successives. « The Man I Love » fonctionne sur cette économie du geste : on fait le tour d'une question au détour d'un regard, d'une réplique, d'une cigarette allumée – innombrables petites entailles hollywoodiennes.
Lupino apprend alors que l'homme qui lui plaît est San Thomas, le compositeur de « The Man I Love », cette chanson qu'elle chantait en ouverture. La très belle idée est de faire de cette chanson le motif d'une contamination (contamination qui est, on l'a bien vu, le grand motif du film : on contamine par l'atmosphère, par le brouillard ici omniprésent, par la langueur chantée ou sentie du homesickness). C'est par et à travers elle que Lupino aime San, comme si, bien avant de se connaître, il lui avait transmis les termes de leur relation, les mots à travers lesquels elle allait l'aimer ; comme si leur complicité avait été scellée bien avant qu'ils ne se rencontrent.
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Les films de Walsh ont cette inexorabilité où tout se tient et se boucle au bout d'une heure et demi alors que tout ne cessait de se ramifier jusqu'au dernier moment. On ne compte pas les micro-scènes qui posent en passant la vie d'un personnage, d'un second, d'un troisième ou d’un quatrième rôle. C'est que par-dessus les personnages centraux la rumeur urbaine insiste toujours, reflue sans cesse à la surface comme si on ne voulait jamais laisser reposer une pâte mais qu'on la remuait sans cesse, faisant du fond une potentielle surface, et inversement. Qui peut prétendre à être le héros d'une ville, d'un film-ville ?

Walsh tient ici à cette égalité narrative (« tous les personnages naissent et demeurent  libres et égaux en droits »). On chercherait en vain le crime qui ferait de The Man I Love un film noir, un dénouement qui justifierait tout ce qui précède, ou un personnage qui se révélerait être clé. C'est très rare d'arriver à faire sentir que ce sont les personnages qui sont libres et non pas le scénario – là encore on pourra détourner la formule kantienne : « Traite toujours ton personnage comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». Par sa façon de ne pas jouer une histoire contre une autre ou au-dessus d'une autre, The Man I Love, film-chanson, nous montre que l'amour suppose non pas l'élévation hors-monde de quelques amoureux privilégiés mais la démocratie des cœurs. Il y a de la place pour une femme qui aime et attend un homme qui ne l'aime pas – ceux qui sont aimés n'ont pas pris l'habitude de chanter.

Murielle Joudet

lundi 9 juin 2014

Sur le naturalisme






- Dans De Rouille et d'os, Audiard atteint à la vérité de Marion Cotillard et de son personnage en farfouillant dans sa nuque. Elle y détient des scènes entières, notamment lors de ce grand passage obligé des films naturalistes qu'est la scène de boîte de nuit. Celle-ci est toujours filmée derrière le dos du personnage pénétrant la boîte, d'abord étranger à la population fêtarde, il finira, en dansant, par s'intégrer à ce milieu mi-répulsif mi-excitant.
Pourquoi la nuque ? Parce qu'elle est un peu visage, un peu corps, un peu animale et un peu esprit. Levinas disait de la nuque qu'elle était un visage, il dit ailleurs que toutes les parties du corps le sont. Si Audiard filme autant la nuque de Cotillard dans De rouille et d'os c'est qu'il y trouve ce qu'il y cherche : un lieu spirituel à la lisière du passif et de l'actif, un lieu saint : conquérant et sacrificiel. Puisque le cinéma naturaliste aime à faire comme si la caméra n'était pas là, il devient presque naturel de filmer les personnages de dos ou de 3/4 (la limite étant le coin extérieur de l'oeil, les cils, la pointe extérieure du sourcil, la pommette), bref, comme si la caméra se cachait effectivement.  Filmer tout en ayant toujours devant soi la nuque et le pourtour de l'oreille c'est, dans le cinéma naturaliste, l'idéale position mi-documentaire mi-fictionnelle où le metteur en scène suit et supporte à la fois son personnage. Dans la caméra-épaule et le plan-nuque il y a l'idée que les trajectoires des héros sont imprévisibles et qu'il faut être soi-même mobile, derrière eux, prêt à les suivre puisque ce n'est pas nous qui leur indiquons leur déplacement, mais aussi l'idée que c'est la caméra qui pousse, qui "aide à aller de l'avant" les héros. En résumé, la nuque devient le lieu chouchou du naturalisme parce qu'elle est à l'image de l'idée de l'homme qu'il véhicule : mi-saint, mi-bête. Comme ses héros, la nuque avance à tâtons, elle est aveugle mais elle avance, elle est nue et vulnérable mais dans l'ignorance de cette vulnérabilité; et par là même forte.

2 - Vu récemment au Forum des images, Bande de filles de Céline Sciamma. Avant même d'avoir vu le film tout le monde parlait de la séquence où les filles dansent pour elles-mêmes (détail important) sur "Diamonds" de Rihanna. J'ai même appris au détour d'un blog que la chanson avait coûté 1/4 du budget du film. Tout le monde ne parlait que de cette séquence et sur les blogs cannois on s'extasiait qu'elle ait pu se répéter sur le dancefloor de la soirée du film lorsque les actrices se sont mises à danser alors que retentissait le tube de Rihanna.
Avant même d'avoir vu le film je me demandais, tout en ayant ma réponse, pourquoi Sciamma tenait tant à mettre cette chanson dans son film. Après l'avoir vu c'est une autre question qui me venait : pourquoi cette scène n'aurait pas pu exister sans cette chanson ? D'autres belles chansons moins coûteuses existent, mais il s'agit d'acheter autre chose qu'une simple chanson, c'est presque le tribut que doit payer Sciamma pour que l'ethnographie fictionnelle puisse prendre à 100%. Avec ce tube qui retentit, Sciamma leur indique que son film parle leur langue et que leur langue nous la parlons aussi, que nous parlons tous le Rihanna et que nous nous retrouvons tous fédérés par la langue de la pop musique. J'ai d'ailleurs le souvenir d'avoir lu que lors de la présentation de son film Sciamma enjoignait le public à devenir cette bande de filles.


 Il y a aussi qu'une séquence toute entière imbibée de musique donne l'impression qu'enfin, le discours s'efface et que toute la place est faite aux héroïnes. La scène, si elle peut impressionner en ses premières secondes, est finalement assez ratée, précisément parce que Sciamma fait trop confiance aux pouvoirs de sa chanson et se distrait de son boulot de metteuse en scène. Il y a parfois dans les films, une sorte de magie vaporeuse émanant des chansons et qui peut donner l'impression que d'un seul coup la grâce et la facilité sont atteintes, que le plan se fluidifie de lui-même, que ce pour quoi nous sommes émus appartient moins à la musique qu'à la mise en scène, mais ce n'est qu'une impression. Il n'y a qu'à voir les films de Xavier Dolan pour s'en assurer. Le cinéaste est à son tour dupe de l'efficacité de la musique utilisée.

C'est comme si tous les gros derniers films naturalistes avançaient en brandissant un étendard-chanson. La vie d'Adèle avec "I follow rivers" de Lykke Li, De Rouille et d'os avec "Firework" de Katy Perry et Bande de filles avec Rihanna. Je cite ces trois exemples mais il en existe des centaines d'autres. Un grand film populaire est souvent accompagné de sa chanson entêtante et parfois cette chanson le précède, comme un hymne annonçant son sportif. C'est comme si le cinéma voulait se faire aussi fédérateur que la pop musique, transportable dans les coeurs et dans la tête comme le sont les chansons de Rihanna : on en fredonnerait le refrain, on les aurait dans la tête sans pouvoir les oublier. Ces films français recueillent ces chansons pop en leur sein comme ils brandiraient des talismans, des boucliers, des prières, comme ils se persuaderaient qu'ils sont tout aussi sirupeux et émouvants que la voix de leurs chanteuses.

Kechiche, en grand vampire, semble demander à Lykke Li de lui donner un peu de sa force, comme il le demande déjà une première fois à Adèle. Il aimerait que son film soit aussi innocent que cette chanson très émouvante qu'est "I follow rivers" - et qui déjà retentit longuement dans De Rouille et d'os. La faire retentir c'est une façon de dire que son film se résume à cette évidence-là : Adèle qui danse sur Lykke Li, la vie d'Adèle. Le reste importe peu, Lykke Li pourrait presque réussir à nous distraire de l'arrière-fond idéologique qui imprègne tout le film. Kechiche nous enjoint à regarder du côté d'Adèle, à ne regarder qu'elle. Lui, sa mise en scène, son discours devraient se dissoudre devant la fulgurance de sa spontanéité, de son naturel désarmant. Exactement comme, d'une façon plus doucereuse et niaise, Sciamma voudrait disparaître devant sa bande de filles. Faire retentir Rihanna lors d'une séquence clipesque est une façon pour elle de dire qu'à ce moment là il n'y a que cette bande, que c'est leur moment à elles et que elle, Sciamma, abdique, fait tomber son stylo de scénariste et son regard bienveillant et ethnographique, son film est pris en otage par la spontanéité, par un happening.
Comme chez Kechiche, la musique devient alors le point culminant de la fantasmagorie d'un cinéaste qui filme la jeunesse. Mais Sciamma est moins forte que Kechiche, parce qu'elle n'arrive pas à fusionner fantasme et discours : elle filme un clip, puis enchaîne avec une scène sur-signifiante. Kechiche, lui, emboite tout : récit, discours, fantasme. Il arriverait presque à nous faire croire qu'Adèle le laisse sidéré, impuissant, alors qu'elle est une pure machine à discours. La musique pop devient alors le moyen de cette pseudo-victoire du personnage sur le metteur en scène, le moyen par lequel le cinéma essaye de nous faire oublier sa lourdeur, son obligation à discourir, en nous faisant croire qu'il peut être aussi aérien et sans opinion que quatre minutes de musique pop.
Le film de Sciamma, qui sort en octobre, dans la mesure où il est encore plus résumable à son hymne que le film de Kechiche, donne le sentiment qu'une étape est encore franchie dans le devenir-pop et faussement innocent du cinéma naturaliste français. Dans sa définition minimale, un film populaire ce serait simplement un film aussi viral qu'une chanson de Rihanna, un objet gentil au parfum légèrement sucré. Il y a quelque chose d'un peu mélancolique à ce qu'il essaye de l'être.


Reste l'énigme d'un détail : pourquoi De Rouille et d'os, La vie d'Adèle et Bande de Filles sont trois films qui ont pour couleur dominante le bleu ?

jeudi 24 avril 2014

Sur Annie Hall de Woody Allen et Designing woman de Vincente Minnelli



20 ans séparent Designing woman (La femme modèle) de Annie Hall : 1957, 1977. En revoyant le Minnelli je suis frappée par les ponts qui existent entre les deux films et reste persuadée qu'Allen a dû penser au film de Minnelli en écrivant Annie Hall. Designing woman, il me semble, donne à voir une version quasi aboutie de la comédie romantique moderne telle qu'elle se fait encore de nos jours, il me fait l'effet d'un de ces films de la fin des années 50 qui ont l'aspect incertain des périodes de transition : cette démesure dans la narration, ce classicisme qui a ici quelque chose d'exubérant (il est sur le point d'exploser) : un classicisme bien mûr comme un fruit et qui menace bientôt de tomber dans les années 60. Bacall est une femme à l'indépendance indiscutée, pas de mère ni de père, seulement cette attache non contraignante que sont les amis, elle et Peck ne font presque plus semblant de commencer leur vie sexuelle avec le mariage, et d'ailleurs on sent ici que ce mariage n'est là que comme enjeu narratif, pour lier un peu plus sérieusement cet homme et cette femme, un peu plus sérieusement qu'un simple girlfriend/boyfriend même si chacun apparaît secrètement plus volage qu'il ne le dit. On est donc à deux doigts de cette autonomie sentimentale (c'est le coeur qui choisit, rien que le coeur, pas d'autres considérations d'ordre social), fond sur lequel apparaitront les héros des comédies romantiques.

Déjà il y a le titre, qui dans les deux films nomment le personnage féminin, annonce le film-portrait. Même si Annie Hall est clairement le portrait d'Annie (le vrai prénom de Diane Keaton) dressé par Woody Allen, Designing Woman est davantage équilibré : l'homme et la femme se peignent mutuellement. L'adresse à la caméra est présent dans les deux films, et dans les deux cas, ceux qui s'adressent à la caméra nous font (prétendument) le récit d'une catastrophe, ils parlent en témoin.
Puis, surtout, Los Angeles et New-York : dans le film de Minnelli Los Angeles est le lieu de l'idylle amoureuse, Mike et Marilla s'aiment parce que précisément ils s'offrent "nus" à l'autre : dépourvus des oripeaux sociaux et sociologiques, ils s'aiment en maillots de bain. C'est un peu l'histoire d'Adam et Eve. De retour à New-York le cauchemar commence parce que chacun à ses amis, ses habitudes, ses anciens prétendants, son appartement, que lui est chroniqueur sportif et que elle est styliste. Ils devront apprendre à aimer plus que l'autre : à aimer aussi sa vie.
Designing woman nous fait croire que son intrigue principale concerne cette ex-copine de Mike un peu encombrante, il n'en est rien, cette ex est une sorte de prétexte pour rester dans le classicisme, pour parler de quelque chose, sinon le film ne parlerait de "rien", ce rien proprement allenien qui consiste à faire un film sur un couple qui se sépare en amis ou sur un homme qui hésite entre deux femmes - je veux dire par là qu'il faudra toujours plus au classicisme qu'une simple intrigue amoureuse, il lui faudra une autre intrigue, plus "solide", venant l'enrober. Chez Woody Allen l'intrigue amoureuse apparaît dans son plus simple appareil, il n'y a plus que ça et c'est d'autant plus étonnant que nous ne sommes pas en Europe et qu'on n'a pas l'habitude des films "vides" - ici on pense évidemment à Cassavetes. 
Le film de Minnelli parle finalement de cette difficulté à trouver sa place dans le décor d'un autre - parce qu'on n'aime pas ce décor. Les circonstances font l'amour et on est toujours à deux doigts de se séparer pour une mauvaise circonstance, ne serait-ce qu'à cause de l'étroitesse d'un appartement. Evidemment tout ça est enrobé sous la facture classique : happy end, train de vie dispendieux, qui finit par atténuer la sécheresse du propos.

Dans Annie Hall New-York est la ville idyllique, précisément parce que le quotidien s'y trouve : on y travaille et on aime - sexe et travail, programme freudien. De fait, Los Angeles devient le lieu de la rupture, parce qu'il devient inconcevable à Allen qu'on puisse préférer la grande santé californienne à la petite forme new-yorkaise. C'est parce qu'Annie préfère Los Angeles que le couple finira par se séparer : elle préfère le soleil, les fêtes dans les villas et le monde du show-business à un quotidien grisâtre passé entre les nightclubs, les librairies et les cinémas de quartier. Annie Hall raconte l'histoire d'amour ratée entre deux villes, deux personnes qui, en esprit, n'appartiennent pas à la même ville. Là encore la raison de la rupture est atténuée par le regard tendre qu'Alvy Singer porte sur Annie : en amour il y a des obstacles qui se surmontent mais  les distances géographiques sont insurmontables; elles ne doivent pas pour autant rendre amer. Tout est affaire de décor, de préférence dans la mise en scène, il y a ceux qui ne peuvent  s'aimer qu'au soleil, et ceux qui préfèrent s'aimer dans les files d'attente des cinémas.

mercredi 12 février 2014

Quelques notes sur "Je ne suis pas morte" de Jean-Charles Fitoussi


"Nous pouvons en effet parler de vision et de lumière à propos de toute appréhension sensible ou intelligible : nous voyons la dureté d'un objet, le goût d'un mets, l'odeur d'un parfum, le son d'un instrument, la vérité d'un théorème,.Qu'elle émane du soleil sensible ou du soleil intelligible, la lumière, depuis Platon, conditionne tout être. Quelle que puisse être la distance qui les sépare de l'intellect, la pensée, la volition, le sentiment sont avant tout expérience, intuition, vision claire ou clarté qui cherche à se faire."

Lévinas, "La lumière", De l'existence à l'existant

Même quand Monteiro se veut purement fictionnel, il n'arrive pas à se débarrasser d'une forme de rudesse expérimentale, de durée straubienne. Rien de tout ça chez Fitoussi, dont la durée du film (3h10), si elle peut effrayer au début (chez Monteiro on s'ennuie ferme quand ça dure trois heures) finit par se justifier pleinement et par éviter toute baisse de régime : il n'y a aucun moment où il faut particulièrement s'accrocher, on reste suspendu au film, à sa vigueur. C'est un film aimable, solaire et généreux. Aridité également chez Eugène Green à qui on pense un temps en voyant le film : la scène très frontale du Pont des arts où l'on répète Monteverdi. Chez Green comme chez Monteiro, l'étrangeté et la singularité de leurs films passe par un sentiment d'opacité : opacité d'un style qui s'obscurcit à mesure qu'il s'affirme. La règle serait : plus cela s'opacifie plus cela se singularise. Même si j'aime beaucoup ces deux cinéastes (même si plus j'y pense plus Monteiro m'énerve) Fitoussi me permet de me rendre compte ce que ces cinéastes peuvent avoir de maniéré, quelque chose qui est très certainement lié à une forme de pathos de la distance, d'aristocratisme.

Pas sûr de trouver la même chose chez Fitoussi tant tout dépend toujours d'une volonté de rendre compte d'une plénitude de l'être, d'une irréductible jouissance des vivants - quelque chose qui se rapprocherait davantage d'une logique de la sensation, et la sensation est intuitive, démocratique. Ce qui implique de la part de Fitoussi de se diluer tout à fait dans son film. Disons que le cinéma de Monteiro et de Green impliquent le corps du cinéaste, on le sent là, présent, comme on déciderait de placer son corps pour faire la circulation, intervenir, s'interposer. On ne sent pas le corps de Fitoussi dans ses films, simplement un regard démiurgique - le corps lui n'est jamais qu'à un seul endroit, le regard peut être partout, et dans Je ne suis pas morte il l'est. Et peut-être que la meilleure façon de faire disparaître le corps, c'est de faire des films d'outre-tombe ou de quasi outre-tombe : un personnage qui s'apprête à mourir, voit défiler sa vie et nous déroule son flux de conscience avant de mourir - ce qui intéresse Fitoussi dans cet état d'agonie c'est peut-être cette accélération du flux de conscience. C'est très certainement ce qui rend le film si aimable, si abordable, cette absence de corps comme signature, mais s'il est abordable, Je ne suis pas morte n'en est pas moins un film majeur forgé dans du mineur.

La plus belle scène du film est celle du concert dans la petite chapelle, un je ne sais quoi qui tient au rythme, aux mouvements de caméra, à la durée du plan final sur le petit enfant qui a quelque chose d'un doux tremblement, d'une palpitation, comme si nous étions à l'écoute d'un pouls : c'est le tremblé des photos de famille où l'enfant gigote, n'arrive pas à se tenir tranquille et dans un même mouvement, se livre totalement. Il y a quelque chose dans cette scène qui tient quasiment de l'acupuncture tant elle secoue, fait frémir, s'intensifie mais on ne saurait dire par où et comment, on ressent simplement une sorte de dilatation progressive du sentiment, jusqu'à ce qu'il approche quelque chose d'océanique, un état liquide - la nécessité d'évacuer par les larmes.

Vu juste avant, Nocturnes pour le roi de Rome, là encore le même procédé de voix-off, un héros condamné à mourir et qui dit adieu à la vie. Voix, là encore, de quasi outre-tombe qui nous ramène ici à l'usage que pourrait en faire un Terrence Malick. Chez l'un comme chez l'autre c'est le même spiritualisme, la même transcendance affirmée par la lumière, cette lumière qui semble se matérialiser, à qui l'on désire dessiner un corps en jouant avec elle - les plans "brûlés" ou disons plutôt les coups de soleil de Je ne suis pas morte : c'est la lumière qui travaille le plan, pas l'inverse. Il y a chez Malick et Fitoussi, la même nostalgie des vivants portée par la voix off : l'oeil et la voix, comme si c'était ce qui pouvait rester de nous par-delà la mort. Si Fitoussi est une sorte de Malick français il faut comprendre tout ce qu'implique le fait d'être français : une limite dans les moyens, une rudesse, obligeant Fitoussi à filmer la transcendance avec les moyens d'un arte povera. Si le film plane il le fait ainsi à partir d'un prosaïsme très sec, bressonien qui, comme dit plus haut, lui sert finalement de tremplin, lui permet d'aller encore plus haut, plus loin. C'est l'univers dans le bol de café - choses précieuses et qui sont pour moi intimement liées au cinéma français ou alors au cinéma russe - d'ailleurs chez Fitoussi, Tarkovski n'est pas loin.

Quotidienneté et prosaïsme français résumés dans l'incroyable scène de petit-déjeuner où la jeune Hélène se dit comme à elle-même "Ah ce que j'aime les petits déjeuners".

A être trop hollywoodien Malick rate peut-être le coche du frémissement prosaïque par un excès de moyen, l'excès hollywoodien s'oppose au dénuement français. Du moins Malick le ramène davantage à une mythologie de la famille américaine voire, et c'est par là qu'il ne plaît pas, vers quelque chose de publicitaire - conséquence d'un film trop léché, trop enrobé, parce que trop présentable, parce qu'étant un blockbuster. Il est impossible de reprocher ça à Fitoussi, compte tenu de la nudité extrême de son cinéma, de la nudité inhérente au cinéma français. Il y a d'ailleurs une fascination pour la quotidienneté qui est toute française et qui parcourt le cinéma, la philosophie et la littérature.

Sur la jouissance, quelques extraits de Lévinas, cette notion semble être au fondement de tous les plans de Fitoussi, elle est ce qui relie les fragments entre eux : 

"Nous vivons de "bonne soupe", d'air, de lumière, de spectacles, de travail, d'idées, de sommeil, etc. Ce ne sont pas là des objets de représentations. Nous en vivons. Ce dont nous  vivons n'est pas non plus "moyen de vie", comme la plume est le moyen par rapport à la lettre qu'elle permet d'écrire; ni un but de la vie, comme la communication est but de la lettre. Les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles, au ens heideggerien du terme. Leur existence ne s'épuise pas par le schématisme utilitaire qui les dessine, comme l'existence des marteaux, des aiguilles ou des machines. Elles sont toujours, dans une certaine mesure, - et même les marteaux, les aiguilles et les machines le sont - objets de jouissance, s'offrant au "goût" déjà ornées, embellies. De plus, alors que le recours à l'instrument suppose la finalité et marque une dépendance à l'égard de l'autre, "vivre de..." dessine l'indépendance même, l'indépendance de la jouissance et de son bonheur qui est le dessin originel de toute indépendance." [...] On n'existe pas seulement sa douleur ou sa joie, on existe de douleurs et de joies,. Cette façon pour l'acte de se nourrir de son activité même, est précisément la jouissance. [...] Le pain et le travail ne me divertissent pas, au sens pascalien, du fait nu de l'existence, ni n'occupent le vide de mon temps : la jouissance est l'ultime conscience de tous les contenus qui remplissent ma vie. [...] Ainsi les choses sont toujours plus que le strict nécessaire, elles font la grâce de la vie"

"La vie est amour de la vie, rapport avec des contenus qui ne sont pas mon être, mais plus chers que mon être : penser, manger, dormir, lire, travailler, se chauffer au soleil. [...] La réalité de la vie est déjà au niveau du bonheur et, dans ce sens, au-delà de l'ontologie. Le bonheur n'est pas un accident de l'être, puisque l'être se risque pour le bonheur." 


 

Ceci renvoie à la scène magnifique, déchirante, où Frédéric crie de douleur, s'effondre sur le sol, il se réveille dans l'euphorie d'être en vie, et le passage de l'un à l'autre, de la douleur primale à l'allégresse a tout de cohérent. Si Frédéric creuse son sentiment, si chaque personnage creuse sa douleur il finira toujours par tomber sur la jouissance d'être en vie, la jouissance de lui-même. C'est d'ailleurs ceci qui travaille Alix, si elle veut tant être amoureuse c'est qu'elle veut apprendre à s'éprouver, à se goûter elle-même. De même que Pascal voyait dans l'amour un accès privilégié au moi dépouillé de toutes ses qualités.

"Les actes de sentir, de souffrir, de désirer ou de vouloir, appartiennent à la vie de l'esprit par le fait d'être conscient, d'être des expériences de pensées au sens cartésien."

 Le prosaïsme de Je ne suis pas morte tient également, et paradoxalement, au choix de la voix-off : celle, hésitante et modeste, teintée de renoncement, d'une vieille femme qui se parle à elle-même, alors qu'on s'attendrait plutôt à une voix très aérienne et lénifiante, comme on peut en trouver chez Malick. Ce choix y est pour beaucoup dans la réussite du film. Je crois que la plus belle chose du film est cette façon que Fitoussi a de désamorcer toute tentative de gravité, de grandeur, de cinéma comme art majeur, art noble (ou alors il déduit du prosaïsme un art noble) pour épouser un mouvement davantage immanent, onduler à travers ses histoires sans jamais en déduire une totalité. De fait, le choix de ranger la totalité de sa filmographie sous le titre "Le château de Hasard" ne veut finalement rien dire si ce n'est que ce château se dilate à mesure qu'on le remplit, c'est une totalité qui ne préexiste jamais à ses parties mais ne prendra jamais que la forme de ses parties. On a l'impression qu'il suffit d'être attentif aux histoires, y tendre l'oreille pour qu'elle bourgeonne d'elles-mêmes et imposent au cadre la forme et le rythme qui leur sont propres - ce vieux récit qui bouge encore. Le film en cela n'a rien de carré et tout de l'asymétrie touffue et foisonnante du végétal. A voir la lumière du film on se dit que ce n'est pas l'oeil qui fait lumière sur les objets mais plutôt les objets du monde qui éclairent le regard, le film donne ainsi l'impression de croître plutôt que de progresser, et il croît, comme une plante, sous la lumière, élément fondamental, condition de toute sensation, de toute souffrance comme de tout bonheur. Dans cette acceptation inconditionnelle de l'existence, la nostalgie de la lumière est une nostalgie de tout ce qu'elle éclaire.

"Toute opposition à la vie, se réfugie dans la vie et se réfère à ses valeurs."


"Le monde, dont l'existence est caractérisée par la lumière, n'est donc pas la somme des existants. L'idée même de totalité ou d'ensemble n'est compréhensible que dans un être qui peut l'embrasser. Il y a totalité, parce qu'elle se réfère à une intériorité dans la lumière."


Toutes les citations sont tirées de Totalité et Infini, chapitre "La jouissance", et de L'existence à l'existant, chapitre sur "La lumière"




vendredi 3 janvier 2014

Une femme disparaît - Sur Frontière Chinoise de John Ford (Seven Women, 1966)

 Reprise d'un texte publié initialement ici




Le titre original de Frontière chinoise est Seven women.
Frontière chinoise / Sept femmes, deux titres pour deux lectures possibles. La première, c'est la lecture épique qui ferait de Frontière Chinoise un western fordien, l'histoire d'un territoire à défendre, d'un foyer qu'on recompose avec des moyens qui ne cessent de s'amenuiser, la chute d'un état de grâce, d'une certaine abondance immobile vers la mobilité de la survie et de la défense. De fait, on dirait que le film n'est qu'une longue déclinaison d'une des scènes matricielles des westerns fordiens, celle qui fait souvent office de contrechamp à l'horizon : l'attente d'une famille, et surtout des femmes, sur le seuil de la maison familiale, comme un précipité de mise en scène fordienne, chaque personnage venant se placer à un endroit précis du seuil, le regard porté au loin (La prisonnière du désert). C'est une sorte de conjonction de deux espaces fordiens qu'opèreFrontière chinoise, l'espace féminin du foyer, l'autre masculin, celui de la ligne de fuite, mais cette fois le masculin se repliera sur le féminin, cette fois-ci les trajectoires ne partent pas du foyer mais viennent de l'extérieur pour y pénétrer  : on n'y sort quasiment jamais en quête de dangers, c'est le danger qui vient à nous, un western filmé depuis le foyer.

Et puis il y a la lecture à partir du titre Seven women, titre énigmatique en forme de chaise musicale puisque au plus fort du film on en compte huit, mais à la fin il n'y en a finalement que sept. Il y aurait une femme qui n'en est pas une. L'énigme du titre américain ne permet pas vraiment de décider qui, des personnages féminins, est incluse ou exclue de ce «    seven    » restrictif. Le film laisse penser qu'aucune ne mérite d'être appelée ainsi, chacune n'étant que le moment d'un spectre de toutes les monstruosités, de tous les ratés du féminin : il y a Agatha Andrews (Margaret Leighton) qui dirige la mission, et dont la rectitude et le puritanisme ne sont que l'envers de son homosexualité larvée (ambiguïté que l'on nous montre lors d'une scène érotique magnifique), homosexualité entièrement dirigée vers la jeune Emma Clark qu'elle éduque, jouée par Sue Lyon, l'une des grandes figures de jeunes filles du cinéma hollywoodien des années 60 (Lolita, La nuit de l'iguane), jeune fille docile et innocente, complètement fascinée par le Docteur Cartwright (Ann Bancroft), jeune femme indépendante, fumeuse, alcoolique, vieille fille à la vie sexuelle décomplexée. Il y a aussi Florrie, dont la grossesse tardive et à risque, due à l'irrésolution de son mari (qui lui-même n'est pas vraiment considéré comme un homme) met à l'épreuve les femmes de la mission qui ont fait vœu de chasteté.

Un peu comme Sue Lyon qui, en trois films deviendra l'image même de l'innocence hollywoodienne viciée, Anne Bancroft, sera, un an après avec le Lauréat, le visage sans mélange du Hollywood des années à venir (tandis qu'une figure impure comme Elizabeth Taylor aura connu à la fois la superbe classique et le chant du cygne des 60's) : décomplexé, désabusé, libre mais désespéré. Plus aucun cadre ne supporte cette figure, et elle ne connaîtra la liberté que dans l'action que lui permet sa profession, faisant d'elle l'unique cowboy du film. DansFrontière chinoise, Docteur Cartwright et Agatha Andrews diluent leur désespoir féminin dans la fonction et les responsabilités qui les définissent. Ici encore on n'imagine aucun salut possible en dehors du groupe, les 60's aidant, lorsqu'on se penche sur le destin de chacune la misère sexuelle et affective prédominent. Tout est mauvais à prendre dans la sphère personnelle, toute conscience est malheureuse, il n'y a d'harmonie que collective, c'est-à-dire dans l'oubli de soi. La grande noirceur de Frontière Chinoise est due à cette façon qu'à Ford de s'approcher de ses personnages jusqu'au gouffre, d'entraver son film d'une perpétuelle conscience malheureuse.

Bancroft finira par vaincre, par la seule valeur qui vaille, l'action, tandis qu'Agatha Andrews, devenue folle, psalmodiera contre le mal et le vice qu'elle voit partout. Son discours est aussi celui, à peine voilé, de sa frustration sexuelle érigée en choix de vie.  Dans l'avant-dernier plan final, c'est bien la mission envahie, l'espace féminin, que les sept femmes fuiront, laissant Anne Bancroft se sacrifier pour elles dans ce qui sera la dernière image d'une fiction fordienne   : la silhouette de Bancroft s'empoisonnant au chevet de sa victime, le tyran Tuga-Khan, et lui adressant un dernier «    so long, bastard    ». Arrivée en cowboy, elle mourra en geisha. Pas assez puis finalement un peu trop femme.

Etrange sentiment de voir qu'avec le seul film fordien presque exclusivement féminin, c'est d'une figure féminine impossible dont témoigne Frontière Chinoise. Comme si à trop s'approcher on ne voyait plus rien, comme s'il n'y avait rien à voir au-delà, en-deçà plutôt, d'une certaine distance qui embrasse le collectif – il faut filmer des horizons, qu'il soit familial, politique, guerrier.  Chez Ford, si rien ne peut se penser soi-même mais toujours à partir d'un autre, si tout possède son identité d'une certaine utilité qu'on lui attribue, ces sept femmes ne peuvent ici que se penser à partir d'un féminin omniprésent jusqu'à l'étouffement, faisant ainsi chacune, en tant que femme, l'expérience du vide.
Murielle Joudet